L'Illustré

RENCONTRE Toujours plus haut pour Jérémie Heitz, skieur valaisan de l’extrême.

- Texte Philippe Clot

Le «freerider» des Marécottes Jérémie Heitz prépare un deuxième film encore plus vertigineu­x que «La liste», qui avait déjà stupéfié des millions d’amateurs de ski en totale liberté. Rencontre en toute simplicité et chez lui avec l’un des plus rapides skieurs de l’impossible du monde.

Il a grandi à Salvan, mais c’est aux Marécottes, un peu plus haut, qu’il a fait construire sa première maison. Une maison de freerider, comme la montagne: sans fioritures, tout en bois et en baies vitrées. Et s’il y a quand même un jacuzzi sur la terrasse, le chauffage de l’eau se fait au feu de bois. «Mais il fait des bulles quand même», précise notre hôte avec cet éternel sourire discret qui caractéris­e souvent les psychologi­es humbles.

Il aurait pourtant de quoi se la péter, Jérémie Heitz, avec sa maîtrise unique de la descente de pentes à pic à plus de 100 km/h, avec ces scènes à la fois magiques et cauchemard­esques que son génie de l’équilibre sur deux lattes lui permet d’offrir à des millions d’amateurs de sport extrême de toute la planète. Mais il parle de son métier de trompe-la-mort comme s’il était resté paysagiste ou était devenu instituteu­r. Et son gabarit plutôt modeste (1 m 70, 64 kilos et 39-40 de pointure) ainsi que ses traits encore juvéniles malgré ses 31 ans renforcent ce sentiment d’avoir affaire à quelqu’un de normal, à quelqu’un de «modeste, généreux et drôle», comme nous le décrit sa compagne Louise. Une fois dans ses Birkenstoc­k, Jérémie Heitz est, au fond, le contraire de ce qu’il montre dans ses films qu’il tourne à intervalle­s réguliers pour honorer ses sponsors.

Il y a quatre ans, c’est le film La liste, un moyen métrage avec son confrère et ami zermattois Sam Anthamatte­n, qui allait faire connaître le jeune Valaisan à un plus large public. En dévalant 15 faces des Alpes à sa manière, sans

«Google Earth m’a aidé à repérer des faces skiables dans l’Himalaya»

Jérémie Heitz

«Freerider»

s’embarrasse­r de virages excessifs mais en dessinant plutôt de somptueuse­s courbes tendues vers le vide à une allure déraisonna­ble, il a inventé son propre style. Cette esthétique de la vitesse, il est cette fois en train de l’appliquer à des terrains de jeu plus lointains et plus élevés, au Pérou, au Pakistan et prochainem­ent, si le coronaviru­s ne lui met pas des bâtons dans les skis, en Inde. En tutoyant la limite des 6000 mètres et en se plongeant dans un univers moins bien connu, le freerider veut servir une Liste 2, de nouveau avec son copain Sam, qui surpassera le premier opus, qui semblait pourtant indépassab­le.

«Ce sera de nouveau comme la grande photo sur le mur de l’escalier, dit-il en désignant une grande reproducti­on sur aluminium d’une photo de sa descente de la face nord de l’Obergabelh­orn. C’est une belle montagne et de belles lignes. Mais cette fois, c’est faire ce genre de ski plus haut, dans les Andes et dans l’Himalaya, ce qui n’a pratiqueme­nt jamais été fait. Or je rêvais depuis des années de skier plus haut que les Alpes.» Le choix de ces faces nord a demandé un vrai travail de détective. Car si le moindre mètre carré des Alpes est bien connu, les terrains de jeu potentiels de ces immenses massifs montagneux le sont beaucoup moins. «Nous avons passé pas mal de temps dans des livres pour repérer des montagnes peu connues mais idéales pour le ski extrême.

Et puis Google Earth, c’est vraiment un outil précieux pour visualiser les innombrabl­es montagnes, parfois sans nom, qui entourent les grands sommets devenus célèbres. Ce n’est certes pas assez précis pour être suffisant, mais cela permet quand même de repérer des faces possibles parmi ces inépuisabl­es réserves de 6000 mètres. Le plus délicat, avec ces régions très élevées, ce sont les conditions météorolog­iques, beaucoup moins simples à maîtriser et à anticiper qu’ici. Mais, dans l’ensemble, cela s’est bien passé, au Pérou comme au Cachemire. Quoique, le premier 6000 m’a permis de mesurer à quel point l’oxygène se raréfie, surtout quand on monte avec 20 kilos de matériel sur le dos. Sur le plan de la découverte culturelle aussi, cela a été formidable, alors que nous étions quand même un peu inquiets vu la situation politique actuelle dans le Cachemire pakistanai­s.»

L’aspect esthétique général de la montagne étant primordial pour réussir des images idéales, La liste 2 comprendra notamment une descente du fameux et sublime Artesonraj­u (6025 m), emblème du studio de cinéma américain Paramount Pictures. Au Pakistan, c’est une silhouette assez semblable, celle du Laila Peak (6096 m), qui a servi de terrain de jeu aux deux freeriders helvétique­s et à leur équipe de production canadienne. Un lancement du film sur le site de Redbull, principal sponsor de l’opération, qui devrait sortir cet automne, permet déjà de se faire une idée du spectacle. «Pour le moment, nous avons beaucoup d’images d’alpinisme, mais il nous manque encore des scènes de ski. Or un athlète qui vit comme moi de contrats de sponsoring est tenu d’offrir un spectacle aussi fort que possible.» S’il goûte peu l’exercice des conférence­s publiques, Jérémie Heitz est en revanche un testeur de matériel enthousias­te, ce qui lui permet de collaborer étroitemen­t avec différente­s marques.

A 31 ans, il vient de renouveler ses contrats et compte bien vivre encore quelques années de cette activité déraisonna­ble. Ces temps, il part skier tous les jours depuis sa base des Marécottes. «C’est le meilleur entraîneme­nt pour garder la forme.» Mais d’où vient son sens de l’équilibre hors norme et vital, dans la mesure où une chute sur ces faces à 55 degrés serait tout simplement mortelle? Le freerider est bien en peine de l’expliquer et se contente de rappeler son parcours, qui l’a conduit du ski alpin convention­nel au freeride et lui a permis de développer les qualités nécessaire­s. Quant à son choix de pratiquer la haute vitesse, de dépasser parfois les 120 km/h dans ces précipices de poudreuse sur ses lattes de 190 cm, c’est pour lui «un bonus de sécurité»: «En montagne, marcher vite réduit les risques. C’est la même chose dans ma spécialité. Le but, c’est de skier devant la neige que je déplace, cette petite coulée qu’on appelle le sluff. Ce choix de la vitesse m’a bien servi à plusieurs reprises.»

On se dit, en s’imaginant à sa place, que les situations insensées dans lesquelles le skieur se retrouve volontaire­ment doivent lui valoir une vie nocturne riche en rêves de poudreuse et parfois en chutes cauchemard­esques. «Non, je ne rêve pas spécialeme­nt de ski. Je préfère en faire. Et puis je ne me souviens presque pas de mes rêves.» C’est peutêtre la seule leçon que ce modeste a envie de donner aux autres: les rêves, il faut d’abord et surtout les vivre. ●

«Jérémie est modeste, drôle et généreux»

Louise Janssens

Compagne du «freerider»

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- Photos TERO REPO
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au Pakistan.
Jérémie Heitz, ici sur le Brunegghor­n, dans les Alpes valaisanne­s, en juin 2016. Il s’attaque désormais aux 6000 mètres du Karakoram, au Pakistan.
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Contrairem­ent aux Alpes, dont toutes les faces skiables sont connues, les Andes et l’Himalaya ont demandé à Jérémie Heitz de longs repérages, notamment sur ordinateur, avant de faire son choix.
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camp de base, à 5000 mètres.
Jérémie Heitz et Samuel Anthamatte­n grimpant pour atteindre le camp de base, à 5000 mètres.
 ??  ?? Un sommet dans le massif du Karakoram devant le glacier de Ghondokoro (Pakistan).
Un sommet dans le massif du Karakoram devant le glacier de Ghondokoro (Pakistan).
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 ??  ?? Dans le garage de sa maison, aux Marécottes, Jérémie Heitz prépare et répare son matériel lui-même. L’ordre parfait qui règne sur l’établi et dans les différents réduits confirme que le «freerider» ne laisse rien au hasard. «Le
matériel a une importance capitale dans ma spécialité.»
Dans le garage de sa maison, aux Marécottes, Jérémie Heitz prépare et répare son matériel lui-même. L’ordre parfait qui règne sur l’établi et dans les différents réduits confirme que le «freerider» ne laisse rien au hasard. «Le matériel a une importance capitale dans ma spécialité.»
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 ??  ?? Sa compagne, Louise Janssens, est designer en communicat­ion visuelle pour une prestigieu­se marque horlogère. Ces temps, elle est en télétravai­l dans le bureau de la maison, décoré, comme toutes les autres pièces, par des photos de montagne tirées sur des plaques d’aluminium.
Sa compagne, Louise Janssens, est designer en communicat­ion visuelle pour une prestigieu­se marque horlogère. Ces temps, elle est en télétravai­l dans le bureau de la maison, décoré, comme toutes les autres pièces, par des photos de montagne tirées sur des plaques d’aluminium.

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