L'Illustré

Hommage au baron Benjamin de Rothschild, milliardai­re atypique.

- Textes Stéphane Benoit-Godet et Didier Dana

Benjamin, l’héritier des Rothschild en Suisse, a été terrassé par une crise cardiaque la semaine dernière, dans son château de Pregny, à 57 ans. Retour sur la vie romanesque de celui qui voulait être plus que le fils de Nadine et dont les quatre filles prendront, à terme, la succession.

Benjamin de Rothschild adorait la vitesse et rien ne semblait pouvoir arrêter cette passion. C’est finalement une crise cardiaque qu’il l’a stoppé net le vendredi 15 janvier dans son château de Pregny, à Genève, alors qu’il n’avait que 57 ans. Fils d’Edmond et de Nadine et père de quatre filles, le baron n’avait pas le prénom le plus connu de la prestigieu­se famille. Il représenta­it pourtant la partie de la dynastie la plus fortunée.

Les Rothschild, à Genève, c’est d’abord un lieu unique. Il faut s’imaginer le château de Pregny, une bâtisse hors d’âge qui surplombe la ville et offre un point de vue unique sur la rive gauche. Son immense parc, ses pièces en enfilade, avec notamment la salle de chasse, où Benjamin nous a reçus pour des portraits et interviews. Un endroit digne d’un musée d’histoire naturelle, avec des trophées de chasse, des animaux empaillés, des pattes d’éléphant sectionnée­s «à la bonne hauteur» pour poser votre verre à whisky une fois confortabl­ement assis dans un fauteuil cossu. En passant dans une salle à manger, vous traversez le salon où l’impératric­e Sissi a partagé son dernier repas, la veille de sa mort. La légende de la cité passe par ces murs.

Le maître des lieux, c’était jusqu’à vendredi passé Benjamin de Rothschild, qui comptait parmi les personnali­tés les plus énigmatiqu­es que nous ayons rencontrée­s. Son charme opérait vite, car il plaisantai­t beaucoup et, tout à coup, plaçait dans la conversati­on une remarque très pertinente sur la vie, la finance ou les grandes affaires du monde. Un être attachant et enjoué qui aimait la provocatio­n et les blagues absurdes. Comme porter une montre à chaque poignet «pour avoir l’heure de Genève et de Paris». Lors de notre première rencontre, en 2003, nous avions beaucoup parlé d’argent. Et pour cause, je m’occupais alors des 300 plus riches pour le magazine Bilan. Il se moquait gentiment de notre estimation: «Mais comment savez-vous tout cela?»

Ce qui l’étonnait encore plus tenait à la manière dont nous parvenions à valoriser une banque, un portefeuil­le immobilier gigantesqu­e, une ferme qui produit du Brie AOC en région parisienne, des vignobles sur trois continents, des oeuvres d’art («Je ne sais même pas ce que j’ai aux murs»), des voitures légendaire­s, des bateaux qui ont conquis les plus grands défis, bref, un patrimoine sans fin. «Avant, je pouvais vous dire à quoi correspond­aient 50 millions de francs. En gros, c’était un bloc d’immeubles. Désormais, on compte en milliards et même moi – un Rothschild! –, je ne parviens pas à visualiser à quoi cela correspond.» Les esprits critiques diront en lisant ces lignes que nous avons été éblouis par l’argent. C’est l’état de solitude pourtant qui frappait chez notre interlocut­eur, comme souvent dans ces grandes familles fortunées. Chez Benjamin de Rothschild, il y a plusieurs raisons qui ont poussé à cet isolement.

Cet écorché vif portait ce nom écrasant qui l’obligeait à réussir. Si son père a beaucoup compté pour lui, Edmond a aussi agi comme un mentor inflexible, demandant toujours plus à son fils unique, comme l’attestent de nombreux témoignage­s. Malmené à la maison, ultra-sollicité à l’extérieur, Benjamin développer­a une approche méfiante de la vie. Il aiguisera notamment son «radar», très efficace pour détecter les courtisans, les malintenti­onnés et autres néfastes attirés par ce nom dont Stendhal le premier avait écrit qu’il symbolisai­t la richesse. La vie sociale de Benjamin se rétrécira avec les années et lui, si discret, se moquait souvent de tous ces gens qui se vantaient de le connaître alors qu’il ne les avait croisés qu’une fois ou deux. Pour Didier Bottge, avocat de la famille et ami de quarante ans, «Benjamin passait du temps avec des artisans, des mécanicien­s ou des marins-pêcheurs qu’il accompagna­it sur leur embarcatio­n. Il était sensible aux gens qui ont l’amour de leur métier, cela correspond­ait à sa perception du monde.»

Le baron avait une passion connue de tous, la chasse des grands animaux dans des contrées lointaines où il partait accompagné de son taxidermis­te. Mais Benjamin de Rothschild avait aussi de multiples autres centres d’intérêt. De la voile avec Team Gitana – il se demandait toujours pourquoi un bateau rapide restait quelque chose d’aussi compliqué à construire – à la BD, lui qui soutenait de nombreux auteurs. Fan du dessinateu­r Philippe Druillet, il avait fait refaire à ce dernier beaucoup de son mobilier, à commencer par un bureau de travail. Avec sa belle gueule de caractère à la Vincent Cassel, l’amateur de vitesse et de voitures de sport s’amusait de pouvoir participer à des événements comme le Salon de l’auto sans que personne prête attention à lui. Etre libre semblait être son

principal désir. Mais cette liberté n’avait rien d’absolu. La famille a toujours été une cible et les mesures de sécurité s’en ressentaie­nt. Discrètes, mais elles accompagne­nt forcément la vie d’une telle personnali­té.

La légende de la famille commence avec la naissance de Mayer Amschel en 1744, en Allemagne, qui s’est arrogé le nom de Rothschild, le «bouclier rouge». Fortune faite, ce dernier a envoyé ses cinq fils (les cinq flèches des armoiries familiales) dans les grandes capitales européenne­s – Paris, Londres, Naples, Vienne et Francfort – pour prospérer chacun de son côté. Ce qui a continué à créer des tensions des siècles plus tard. Partagée entre la Suisse et la France, la famille de Benjamin compte des cousins dans différents points du globe. Mais chacun a ses activités propres et séparées. La banque d’affaires qui employa un temps Emmanuel Macron à Paris n’a ainsi rien à voir avec le groupe suisse.

En ce qui concerne le futur du groupe bancaire Edmond de Rothschild après le décès de Benjamin, Cynthia Tobiano, Deputy CEO, précise que «rien ne change, la stratégie à long terme a toujours été définie par les deux époux». La plupart des descendant­s de la dynastie fondée au XVIIIe siècle ont un lien avec la finance, mais la branche helvétique a développé sa propre histoire, dont Benjamin représenta­it la quatrième génération. Le groupe qu’il présidait figure aujourd’hui parmi les plus importante­s banques de Suisse, avec 173 milliards de francs sous

«De toute façon, avec ce que je fume, je ne risque pas de mourir très vieux»

Benjamin de Rothschild

gestion et 2600 collaborat­eurs. Elle n’en comptait que 600 quand Benjamin avait été propulsé, à 34 ans, à la tête de l’établissem­ent après la mort de son père, en 1997.

Benjamin de Rothschild avait aussi ses démons intérieurs, qui le poussaient à tester ses limites. Comme marcher sur des braises brûlantes lors d’une chasse en Afrique, par exemple, peu de temps après que nous l’avions rencontré et alors que nous nous étonnions de sa claudicati­on. Mais il cumulait aussi toutes sortes d’excès et d’addictions qui l’ont mené à se retirer de plus en plus de la vie publique. Son entourage prenait soin de le protéger pour éviter d’éventuels dérapages. En 2007, il s’est trouvé pris dans un épisode saugrenu. Dans son hôtel particulie­r parisien qui longe l’Elysée, le baron a un jour visé avec un laser une policière en faction devant le bâtiment de son prestigieu­x voisin. Se sont ensuivis une garde à vue et pas mal d’efforts de la famille pour étouffer l’affaire, sans succès. Si le banquier avait été une rock star, l’anecdote aurait construit sa légende. Comme c’était un Rothschild, la mauvaise blague d’ado attardé a fait polémique.

Jeune homme turbulent, il avait effectué ses études à l’Université Pepperdine, en Californie, dont est notamment issu John Lasseter, l’inspirateu­r des studios Pixar. Au début de sa carrière, il a préféré travailler à distance de son père en fondant une compagnie révolution­naire – baptisée de son prénom – dans le domaine des dérivés, des produits financiers complexes. Cet esprit vif, pas du tout doué en ronds de jambe et que la gestion de fortune n’inspirait aucunement, avait un côté entreprene­ur qui le destinait à tâter de l’innovation et de la technologi­e dans tous les domaines.

Il rencontra celle qui allait devenir sa femme en 1993. Dans leurs relations profession­nelles, elle était ce que l’on appelle sa contrepart­ie chez AIG. Elle deviendra sa «partie tout contre», comme il aimait à le dire. Ariane a elle aussi un sacré tempéramen­t. Quand elle entre dans la pièce, cette femme de caractère emplit tout l’espace. C’est une fan de rap qui en écoute «à fond les ballons, tous les matins, un souvenir de ma période new-yorkaise». Une belle nature qui rit à gorge déployée et n’aime pas les convention­s. On comprend qu’Ariane aura plus tard bien des difficulté­s à se glisser dans le moule de la finance suisse, comme Benjamin à ses débuts. Elle a passé une partie de son enfance en Afrique, que son mari adorait lui aussi, à cause de sa fascinatio­n pour les animaux. La quinquagén­aire apprécie par ailleurs le côté sophistiqu­é de la finance et se donne sans compter pour sa famille.

Les deux avaient tout pour s’entendre. Selon Didier Bottge, «il aurait été impossible de glisser entre eux deux ne serait-ce qu’une feuille de papier à cigarette. Je l’ai connu il y a plus de quarante ans et ils sont ensemble depuis presque trente ans: ils formaient une véritable équipe.» Détestant le politiquem­ent correct, Benjamin parlait cash, comme celle qui allait devenir sa femme. Rien qui ne pose problème en soi, sauf que le milieu financier déteste cela. Quand Ariane déclare dans une interview qu’elle est la blonde de la finance suisse et son ami Tidjane Thiam (ancien patron de Credit Suisse) le Noir, cela ne peut que plaire à Benjamin, qui aime casser les codes. Les banquiers suisses traditionn­els, de Zurich à Genève, apprécient moins.

Les impératifs concernant la sécurité personnell­e et familiale, la communicat­ion emprisonna­nte liée à une marque sur le fronton d’un établissem­ent coté en

bourse jusqu’en 2019 et une relation pour le moins complexe avec une mère très médiatisée ont fait du baron le prisonnier d’une dynastie. Sa femme avait repris en 2015 déjà la direction de l’établissem­ent, préparant avec lui sa succession pour leurs quatre filles, avec toutes les questions que cela pose. Que deviendra le nom de la famille? Les jeunes femmes feront-elles de bonnes dirigeante­s d’un empire qui compte des investisse­ments dans de multiples secteurs sur tous les continents?

Selon un proche de la famille, «les choses ont été si bien faites qu’elles ont les meilleures cartes en main pour choisir leur destin». Les jeunes baronnes ont désormais entre 18 et 25 ans, la benjamine vit à Genève et l’aînée travaille pour les parfums Caron, prestigieu­se maison rachetée en 2018. Au début des années 2000, Benjamin nous confiait tout «penser par quatre» dans la perspectiv­e de l’héritage. Comme les domaines viticoles qu’il avait achetés de par le monde afin que chacune de ses filles puisse avoir le sien: «Elles en profiteron­t plus que moi», annonçait celui qui n’aimait rien plus qu’innover dans la tradition.

Le nom de Rothschild, parce qu’il reste l’un des plus emblématiq­ues de la réussite dans le monde, s’est vu attaqué par les complotist­es et antisémite­s à toutes les époques. Il suffit de lire les commentair­es sur les réseaux sociaux qui ont suivi l’annonce de la mort du baron ce week-end pour mesurer combien la peste a regagné en vigueur. Un thème qui touchait particuliè­rement Benjamin de Rothschild. Son grand-père avait été sénateur à Paris au début du siècle dernier, ce qui n’avait pas empêché la France de destituer la famille de sa nationalit­é en 1940 parce qu’elle était juive, comme il nous le révéla dans une interview.

Ce nom, il devait aussi le partager avec sa mère. Nadine de Rothschild, ancienne actrice dont Edmond tomba éperdument amoureux dans les années 50, et qui devint la prêtresse des bonnes manières avec ses guides et son omniprésen­ce dans les médias durant les années 80. Jointe samedi, la baronne ne nous confiera que quelques mots au milieu de ses larmes: «Une mère ne peut vous dire qu’une chose, qu’elle a aimé son fils…» Avec Benjamin, les relations étaient devenues détestable­s, au point que Nadine a préféré, il y a quelques années, placer sa fortune chez un autre banquier de la place après avoir quitté Pregny. La raison de cette animosité familiale n’a jamais été rendue publique, mais des proches parlaient après l’annonce du décès de Benjamin d’un «immense gâchis» qui n’aura jamais eu le temps d’être réparé. De nombreuses rumeurs courent aussi au sujet de la tension entre la mère et la belle-fille. Personne ne confirme, mais il en va des histoires des Rothschild comme de celles des grandes cours d’Europe. Parfois, la réalité dépasse la légende.

La dynastie n’a pourtant pas besoin de folles histoires pour établir sa réputation de dignitaire­s qui fascinent, avec un statut à mi-chemin entre celui des familles royales et des Kennedy aux Etats-Unis. La branche helvétique des Rothschild a ainsi investi massivemen­t dans de nombreux domaines philanthro­piques. Des soutiens anciens, comme la création de l’hôpital ophtalmiqu­e à Genève, en 1874, jusqu’à, plus récemment, les multiples initiative­s pour l’enfance d’Ariane de Rothschild.

Si cette famille de légende perd aujourd’hui un fils, elle pourra plus que jamais compter sur la relève assurée par des femmes puissantes, avec Ariane à la barre et ses quatre filles. Ces dernières se situeront-elles dans la lignée de grandes aïeules de la famille, à l’instar de Léonie – la grand-mère de Benjamin – qui, il y a cent ans, investissa­it Megève, en Haute-Savoie, pour la transforme­r en station réputée? L’histoire de la branche helvétique des Rothschild s’écrira, quoi qu’il en soit, désormais au féminin pluriel. ●

 ??  ?? Benjamin de Rothschild et son épouse, Ariane, dans leur hôtel particulie­r de la rue de l’Elysée, à Paris, en 2012. Formant un couple dynamique et généreux, ils se sont unis le 23 janvier 1999 et ont eu quatre filles. La baronne, née Ariane Langner, a été nommée présidente du conseil d’administra­tion du groupe Rothschild en avril 2019.
Benjamin de Rothschild et son épouse, Ariane, dans leur hôtel particulie­r de la rue de l’Elysée, à Paris, en 2012. Formant un couple dynamique et généreux, ils se sont unis le 23 janvier 1999 et ont eu quatre filles. La baronne, née Ariane Langner, a été nommée présidente du conseil d’administra­tion du groupe Rothschild en avril 2019.
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Photos Raphaël Gaillarde/Le Figaro Magazine
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à Paris, le 4 juin 1991. Le baron est décédé vendredi dernier à 57 ans,
foudroyé par une crise
cardiaque à son domicile, au château de Pregny (ci-dessous), à Chambésy (GE).
Nadine de Rothschild et Benjamin au Musée du Louvre, à Paris, le 4 juin 1991. Le baron est décédé vendredi dernier à 57 ans, foudroyé par une crise cardiaque à son domicile, au château de Pregny (ci-dessous), à Chambésy (GE).
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A g., ski à Megève, station lancée par sa grand-mère, Noémie de Rothschild, en 1920. Ci-dessus, déjà à bord du
Gitana VI, l’un des bateaux emblématiq­ues de la famille, et sa passion.
Le baron Edmond de Rothschild et son épouse, Nadine, avec leur fils unique, Benjamin, âgé de 4 ans, dans leur propriété genevoise, en juin 1967. A g., ski à Megève, station lancée par sa grand-mère, Noémie de Rothschild, en 1920. Ci-dessus, déjà à bord du Gitana VI, l’un des bateaux emblématiq­ues de la famille, et sa passion.
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 ??  ?? Naviguer, ici à bord du Gitana, et chasser en Afrique, ici en 2005 au Botswana,
étaient les deux passions de cet homme qui préférait
les gens simples aux mondanités.
Naviguer, ici à bord du Gitana, et chasser en Afrique, ici en 2005 au Botswana, étaient les deux passions de cet homme qui préférait les gens simples aux mondanités.
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 ??  ?? En janvier 1990, dans le bureau de son père, Edmond. Sept ans plus tard, celui-ci décédera d’une crise cardiaque à 71 ans, faisant de Benjamin son héritier à seulement 34 ans.
En janvier 1990, dans le bureau de son père, Edmond. Sept ans plus tard, celui-ci décédera d’une crise cardiaque à 71 ans, faisant de Benjamin son héritier à seulement 34 ans.
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 ??  ?? Benjamin de Rothschild, son épouse, la baronne Ariane de Rothschild,
et Noémie, l’une de leurs quatre filles, au château Mouton Rothschild en 2016. Une très forte complicité unissait le baron et sa femme, personnali­té
solaire.
Benjamin de Rothschild, son épouse, la baronne Ariane de Rothschild, et Noémie, l’une de leurs quatre filles, au château Mouton Rothschild en 2016. Une très forte complicité unissait le baron et sa femme, personnali­té solaire.

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