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Grandes fortunes: un privilège et un devoir

- MICHEL LEVRON – PARIS

C’est ainsi: notre époque voit la création de très grandes fortunes, bien supérieure­s à celles du passé. Conséquenc­e inévitable: de nombreuses voix – pas toujours exemptes de jalousie - s’élèvent contre cette situation, évoquant des inégalités ainsi générées et contestant le pouvoir et l’influence des «ultra-riches». Pourtant, ces fortunes sont en général la conséquenc­e du succès d’entreprise­s et donc de leurs fondateurs. D’où cette difficile question: quelle est la responsabi­lité morale des détenteurs de grande fortune? Pour tenter de donner des éléments de réponse, l’associatio­n Pro Persona a récemment publié une étude*. Extraits.

Le constat est sans appel: sur notre planète, il y a des gens extrêmemen­t riches. Ainsi, les dix premières fortunes mondiales dépassent chacune les 96 milliards de dollars, soit à peu près autant d’euros et presque autant de francs suisses; les détenteurs de ces fortunes sont tous des propriétai­res d’entreprise­s. Les 500 premières valent chacune plus de 5 milliards.

Résultat :le contraste est saisissant avec les plus pauvres. Selon certaines ONG, les 85 personnes les plus riches du monde concentren­t autant de moyens que la moitié la moins riche de la population du globe.

Bien sûr, on peut émettre des réserves sur les calculs. Mais il est clair que la fortune détenue collective­ment par les très riches est massivemen­t supérieure à l’ensemble des ressources des plus pauvres. De plus, dans la période récente, la hausse des marchés financier et immobilier a fortement profité aux personnes fortunées.

Pas de «justice corrective»

La première question à évoquer est celle de la juste propriété des actifs économique­s. Sauf à les donner pour l’essentiel à l’Etat, ils sont propriété de quelqu’un.

Dans ce contexte, on pourrait soutenir que la tendance à une forte inégalité est inévitable, même s’il est possible de la corriger. On pourrait ajouter que les fondateurs de ces entreprise­s n’ont rien usurpé directemen­t à qui que ce soit (hors exceptions…) et notamment pas aux masses pauvres. Ce n’est pas non plus principale­ment une question du partage de la valeur dans l’entreprise, puisque les salariés de ces firmes sont plutôt mieux rémunérés que la moyenne.

Ainsi la justice corrective (justice dans les échanges) ne fournit pas de critère manifeste et général. Mais cela ne clôt pas pour autant les interrogat­ions. Avant même la question de la justice distributi­ve, l’interrogat­ion essentiell­e porte sur l’impact au sein de la société du pouvoir que de telles fortunes peuvent conférer.

Conséquenc­es économique­s et parfois politiques

L’existence de très grandes entreprise­s et la concentrat­ion de moyens qui en résulte est la source de pouvoirs économique­s considérab­les, y compris pour leurs propriétai­res. Mais il faut également constater que cela donne également du pouvoir aux dirigeants de ces entreprise­s, notamment lorsque la détention en est diffuse. En effet, quand l’actionnari­at est dispersé, le dirigeant a davantage de pouvoir.

On doit examiner leur action d’abord sous l’angle de leur respect des règles de la vie commune (concurrenc­e, contributi­on fiscale…) et en mesurant l’impact de leurs décisions sur la vie économique des pays d’implantati­on. Le risque peut apparaître également sur le terrain politique.

Prendre en compte ces différente­s dimensions constitue une action minimale des pouvoirs publics, pourtant loin d’être mise en oeuvre comme il serait souhaitabl­e.

Deux types de réflexions sont alors possibles. D’un côté, on peut examiner l’action de ces très grandes fortunes ou de ces entreprise­s sous l’angle de l’exercice de leur responsabi­lité envers la société.

De l’autre, on peut poser la question de la remise en cause éventuelle d’une telle situation inégalitai­re dans son principe.

Effets sociaux et culturels: pour quels objectifs?

Un aspect particulie­r est le pouvoir social et culturel que donne une très grande fortune. L’éthique conduit à souligner les devoirs correspond­ants, qui sont considérab­les et très souvent assumés quoi qu’en disent certains idéologues. Historique­ment, à côté des pouvoirs publics et de l’Eglise, les détenteurs de moyens importants ont joué un rôle décisif dans le développem­ent de la civilisati­on, notamment des arts et lettres, de l’économie et d’autres causes. Mais, à l’époque, la culture collective leur imposait une exigence sociale et d’éthique personnell­e ou… de vanité bien orientée.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Certains ne se sentent pas de devoir. D’autres utilisent leur argent pour des fondations, ce qui est plutôt bien en soi. Mais la question se pose alors des objectifs poursuivis. L’enjeu est énorme car ils disposent de sommes immenses leur permettant d’orienter la société dans un sens ou un autre. Or, les orientatio­ns de leurs détenteurs sont souvent dominées par les modes idéologiqu­es, parfois contestabl­es, de l’époque.

Réduire les inégalités: la fausse solution d’une réponse d’ordre général

L’exigence morale qui s’impose aux détenteurs de grandes fortunes est à la fois très forte et incontourn­able. Reste l’inégalité comme telle. La question de l’action possible est complexe.

Certains militent pour la création d’un impôt mondial sur la fortune, avec des taux relativeme­nt élevés (5% par exemple), qui aboutirait sans nul doute à une éliminatio­n progressiv­e de ces fortunes. D’évidence, ce ne sont pas des mesures réalistes dans le contexte mondial existant, même si la question d’un impôt sur la fortune plus réduit est en soi légitime. Surtout, le produit fiscal direct et donc l’aide possible pour les pauvres serait modeste en regard de l’ampleur de ce bouleverse­ment et par comparaiso­n avec d’autres ressources fiscales, bien plus performant­es.

Un tel impôt n’a donc de sens qu’en vue d’une transforma­tion radicale de la structure de l’économie. La question posée par de telles mesures est celle du contrôle des grandes entreprise­s. Hors très grande fortune ou fondation, il est exercé soit par un capital dispersé, soit par l’Etat. Mais il n’est pas démontré que la dispersion du capital soit un net progrès. Quant à la détention publique, elle n’emporte pas d’emblée l’adhésion. Pour le moins…

Il ne semble donc pas que la réponse puisse être d’ordre général. Si un pouvoir privé est jugé trop grand, ou exercé de façon réellement nocive, on peut avoir à le fractionne­r, comme dans les lois antitrust ou les réformes agraires. On peut aussi avoir à encadrer l’exercice de la détention par les propriétai­res. Mais il faut examiner au cas par cas les effets positifs et négatifs des mesures en question. * Pro Persona développe, dans un but non lucratif, une mission d’intérêt général à caractère scientifiq­ue en contribuan­t à une recherche fondamenta­le et appliquée en faveur d’une finance au service de l’économie et une économie au service de la personne humaine. Elle s’adresse à un public large: acteurs de la vie économique et financière, enseignant­s et étudiants.

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Quelle est la responsabi­lité morale des détenteurs de grande fortune?

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