Le Temps

Le comptable d’Auschwitz

Le procès d’Oskar Gröning s’ouvre ce mardi La justice allemande n’est plus indulgente avec les «seconds couteaux» du nazisme

- Nathalie Versieux BERLIN

Oskar Gröning triait la monnaie des détenus juifs pendant que ceux-ci mouraient dans les chambres à gaz. Son procès s’ouvre ce mardi à Lunebourg.

C’est sans doute le dernier procès du IIIe Reich en Allemagne. Oskar Gröning, 93 ans, ancien comptable d’Auschwitz, comparaît à partir de ce mardi à Lunebourg, dans le nord de l’Allemagne, pour «complicité de meurtres aggravés» dans plus de 300 000 cas. L’accusé n’a jamais nié les faits qui lui sont reprochés. Mais s’il admet «ne jamais avoir trouvé la paix intérieure», il se considère comme «non coupable» du point de vue juridique et assure «ne jamais avoir donné même une gifle» à qui que ce soit. Une précédente procédure entamée contre lui s’était achevée en 1985 sur un non-lieu.

C’est l’histoire ordinaire d’un jeune Allemand de sa génération. Oskar Gröning naît en juin 1921 à Nienburg près de Brême dans une famille nationalis­te, hantée par la défaite de 1918. Son père est ouvrier, membre du groupe para- militaire Der Stahlhelm, «le casque d’acier». A 12 ans, dès l’arrivée des nazis au pouvoir, il intègre l’organisati­on de jeunes du Stahlhelm. Le groupe milite contre le Traité de Versailles, les réparation­s que doit verser l’Allemagne aux vainqueurs, puis contre la République et la démocratie. L’antisémiti­sme est omniprésen­t. «Nous chantions: quand le sang des juifs coule sur notre couteau…», se souvient-il dans une interview de plusieurs heures accordée en 2005 au magazine Der Spiegel. «On ne se posait pas de questions sur ce qu’on chantait à l’époque. Pour nous, les juifs étaient les marchands de porc et les avocats, ceux qui cherchaien­t à entourloup­er les chrétiens.»

En 1941, Oskar Gröning rejoint les troupes d’élite Waffen SS, «par fascinatio­n pour l’uniforme», convaincu de faire le bien pour son pays. A 21 ans, un jour d’octobre, il arrive à Auschwitz, dans un des baraquemen­ts réservés à l’administra­tion. Les SS qui travaillen­t là se portent bien: l’alcool coule à flots, sardines à l’huile et lard font partie du quotidien. L’employé de banque est affecté à la comptabili­té. Il doit trier zlotys, drachmes, florins et lires pendant que leurs propriétai­res meurent dans les chambres à gaz. Il exercera ces fonctions entre septembre 1942 et octobre 1944. Quelque 425 000 personnes sont assassinée­s à Auschwitz au cours de cette période. Il doit également faire disparaîtr­e de la rampe de tri des prisonnier­s à la descente du train leurs effets personnels avant l’arrivée du convoi suivant «pour éviter les mouvements de panique». «Il a ainsi favorisé sciemment une mise à mort sans heurts», estime l’avocat général dans l’acte d’accusation.

Le jeune homme croit en Hitler et Goebbels. Il croit que c’est une des missions de l’Allemagne que de «débarrasse­r le monde de la juiverie». Il est convaincu que l’Allemagne a perdu la guerre à cause des juifs et veut gagner cette nouvelle guerre. A Auschwitz, il mange bien et il dort bien. Mais il ne supporte pas les cris des victimes dans les chambres à gaz et demande à changer d’affectatio­n lorsque, quelques jours après son arrivée, un SS tue froidement sous ses yeux un bébé abandonné criant sur le quai des arrivées. A trois reprises, Oskar Gröning demande à changer d’affectatio­n pour aller au front, trouvant que «c’est malsain ici». Sa mutation lui sera refusée, et il finit par s’accommoder de son sort.

L’après-guerre est pour Gröning encore une histoire allemande. Prisonnier des Britanniqu­es sur la fin de la guerre, il est libéré en 1948 et demande à sa femme – qui sait qu’il était à Auschwitz – de «ne jamais lui poser de questions» sur son activité dans le camp où sont mortes 1,1 million de personnes entre 1940 et 1945, dont un million de juifs. A la différence des autres seconds couteaux dans le collimateu­r de la justice allemande, Oskar Gröning n’a jamais nié les faits qui lui sont reprochés. «J’étais un petit rouage, explique-t-il au Spiegel en 2005. Si vous qualifiez ça de culpabilit­é, alors je suis coupable», ajoute celui qui dit n’avoir jamais retrouvé «la paix intérieure».

Une cour allemande s’était brièvement intéressée à lui à la fin des années 1970 avec une procédure qui s’était achevée par un non-lieu en 1985. La justice allemande a en effet longtemps été indulgente avec les «seconds couteaux» du nazisme, comme Gröning. Jusqu’à la condamnati­on en 2011 du gardien de camp John Demjanjuk à 5 ans de prison pour «complicité de 27 900 meurtres aggravés». La condamnati­on de ce garde ukrainien, devenu citoyen américain après la guerre, est basée sur ses documents d’identité de l’époque, attestant de son activité de gardien de camp à Sobibor. La condamnati­on de Demjanjuk marque une rupture concernant les «seconds couteaux». Auparavant, seules 6656 condamnati­ons ont été prononcées en Allemagne depuis 1945, avec 91% de peines inférieure­s à 5 ans de prison, selon l’historien Andreas Sander.

«J’étais un petit rouage, explique-t-il. Si vous qualifiez ça de culpabilit­é, alors je suis coupable»

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