Projet de réforme du droit des sociétés: danger!
Les nouvelles données dans la gouvernance des entreprises introduites récemment en Suisse se distinguent de tous les autres pays du monde par trois réglementations uniques: premièrement l’élection du président du conseil d’administration et des membres du comité de rémunération par l’assemblée générale, deuxièmement le vote contraignant des actionnaires sur les propositions de rémunération du conseil d’administration et de la direction générale et, finalement, les sanctions de violation des dispositions «Say on Pay» par des peines privatives de liberté de trois ans pour les administrateurs.
Pour bien préparer une assemblée générale, il faut maintenant plus que jamais mener un dialogue actif avec nos actionnaires dans le monde entier, ainsi qu’avec les conseillers en droit de vote. C’est ce que nous faisons depuis un certain temps déjà à travers des «Chairman’s Round Tables», qui se sont renforcées encore davantage en 2015 et qui ont eu lieu tant en Suisse qu’à Londres, New York et Hongkong.
De ces réunions et discussions ressortent trois thèmes qui préoccupent les actionnaires: 1) la récente instabilité juridique de la gouvernance des entreprises en Suisse; 2) la diminution de la compétitivité de la Suisse, accentuée par l’abandon du taux de change minimum du franc suisse; 3) la compétitivité de Nestlé, spécifiquement*. […]
Comme vous pouvez le constater, un tiers de l’actionnariat se trouve en Suisse, un tiers aux EtatsUnis et en Angleterre, et un tiers dans le reste du monde, avec la Chine comme pays à plus forte croissance. Sans doute faut-il être non seulement attentif à l’opinion des actionnaires suisses, mais aussi à l’écoute de la majorité des actionnaires qui ne le sont pas!
Vous vous rappelez qu’il y a tout juste un an, je vous ai fait part de la préoccupation des actionnaires au sujet de certaines décisions politiques prises en Suisse qui ont considérablement accru l’imprévisibilité des conditions-cadres dans ce pays. Dans nos réunions, nous avons pu dissiper certaines de ces craintes en expliquant en détail comment Nestlé appliquerait «Minder» d’une manière pragmatique pour assurer la stabilité et la compétitivité de l’entreprise. […]
Cette manière d’appliquer la nouvelle ordonnance constitue une solution avec laquelle l’économie suisse peut vivre.
Selon une étude de la fondation Ethos, les trois quarts des 150 plus grandes entreprises du pays ont décidé de soumettre leurs propositions de rémunération à un vote prospectif qui permet la sécurité juridique nécessaire pour la bonne marche de la société. Tandis que le conseil d’administration et les actionnaires n’ont même pas commencé à appliquer ces nouvelles réglementations, le gouvernement lance déjà une nouvelle initiative: la réforme du droit des sociétés anonymes. On sait que la Suisse était sous la pression de l’extérieur pour changer nombre de ces réglementations, surtout dans le secteur financier, mais personne de l’étranger n’a demandé, ni fait pression, pour que la Suisse change et aggrave encore une législation qui vient d’être mise en application et qui était déjà assez controversée pour inquiéter les investisseurs étrangers.
Mais que prévoit le présent projet de réforme du droit des sociétés anonymes? a) Il prévoit entre autres justement de rendre impossible ce mécanisme de vote prospectif, qui garantit pourtant la sécurité juridique et concilie les attentes des investisseurs suisses et internationaux. Ainsi, la variante de scrutin choisie par les trois quarts des entreprises doit être interdite. Cette proposition a été faite sans même que ce scrutin ait été testé une seule fois lors d’une assemblée générale. b) Le deuxième aspect de la nouvelle loi prévoit d’imposer un quota de femmes sans même attendre, encore une fois, que le Code suisse de bonnes pratiques 2014 ait porté ses fruits. Dans le cadre d’une approche que notre pays est seul au monde à défendre, le quota de femmes doit s’appliquer en Suisse non seulement aux conseils d’administration, mais aussi aux directions générales. Certes, il est indéniable que les directions des entreprises du monde entier comptent trop peu de femmes et que des mesures à long terme seront nécessaires pour remédier à cet état de fait. Chez Nestlé, par exemple, nous comptons quatre femmes au conseil d’administration et actuellement une femme à la direction générale. Plus important, avec une politique qui favorise le «gender balance» au niveau des cadres et des employés plus jeunes, nous posons les bases pour une représentation plus forte des femmes aux échelons supérieurs de notre entreprise, mais nos décisions sont toujours prises en fonction des compétences et des mérites de la personne. c) Le troisième aspect concerne les nouveaux droits d’intenter une action en justice et la proposition d’introduction d’un véritable droit spécial de procédure pour l’économie. Des actionnaires représentant seulement 3% des voix pourront par exemple intenter une action en responsabilité contre le conseil d’administration et la direction, même si une majorité d’actionnaires a désapprouvé cette action lors de l’assemblée générale. Et ce n’est pas tout: l’action doit pouvoir être intentée aux frais de l’entreprise. L’assemblée générale est alors réduite au silence, cependant que les actionnaires activistes et les avocats des plaignants se voient octroyer un «droit de libre-service» leur permettant d’intenter, aux frais de l’entreprise, des procès pourtant refusés par la majorité des actionnaires.
Une telle mesure équivaut à une mise sous tutelle de la majorité des actionnaires et favorise des actionnaires minoritaires dont les intérêts sont très souvent contraires aux objectifs de la société et poursuivent des buts financiers à court terme […]; il est d’autant plus dé- rangeant que tout cela survienne dans un domaine où la Suisse est plutôt bonne élève. Il est grand temps de s’assurer que chaque nouvelle législation soit véritablement nécessaire, c’est-à-dire de vérifier qu’il existe bien un besoin urgent en matière de réglementation, et qu’elle soit proportionnée, autrement dit qu’elle résiste à une analyse détaillée des coûts et des avantages. […]
La deuxième préoccupation des investisseurs se réfère à la compétitivité de la Suisse en général, surtout après l’abandon du taux de change minimum du franc suisse par rapport à l’euro le 15 janvier dernier.
J’aimerais d’emblée vous dire que je suis tout à fait en accord avec la Banque nationale suisse: un taux plancher fixé par une banque centrale et non pas par le marché ne correspond pas à une économie leader dans le monde, et la réalité économique a bien montré que c’était insoutenable! Bien sûr, cela ne veut pas dire que Nestlé ne soit pas affecté, ni concerné par cette décision. Tout d’abord elle a une influence certaine sur notre chiffre d’affaires exprimé en francs suisses. Regardez l’impact du taux de change sur son évolution au cours des dix dernières années [l’impact est de 40% entre 2005 et 2014, ndlr].
Pour cette raison, quelques entreprises suisses ont choisi de consolider leurs comptes en dollars américains. Nestlé reste avec le franc suisse.
De par la diversification géographique de nos activités, les conséquences opérationnelles pour Nestlé en tant que groupe sont certainement moins incisives que pour d’autres entreprises suisses. Environ 90% de notre production globale est vendue localement. Et la Suisse ne représente qu’à peine 2% du chiffre d’affaires global. […]
La volonté de faire face à la réalité et de prendre les mesures nécessaires au niveau des entreprises individuelles pour maintenir la productivité dans un contexte de concurrence internationale témoigne de la force inhérente du tissu économique de la Suisse. Elle met en lumière, une fois de plus, l’un des atouts les plus précieux de ce pays: l’attitude constructive des partenaires sociaux et la flexibilité du marché du travail.
Je suis également saisi par le fait que, à quelques exceptions près, la politique n’a pas mis en question l’indépendance de la Banque nationale, garante d’une politique monétaire saine et fiable. L’importance que revêt la solidité des institutions publiques pour les investisseurs, les entreprises et l’économie suisse tout entière ne saurait être sous-estimée.
Donc, je peux assurer aux investisseurs que la réévaluation du franc suisse est certainement à court terme un grand problème, spécialement pour l’industrie exportatrice, mais à long terme elle renforcera la compétitivité de la Suisse par une productivité accrue et l’application de technologies innovantes. [...]
Un taux plancher fixé par une banque centrale, et non pas par le marché, ne correspond pas à une économie leader dans le monde
* Sur ce point, qui n’a pas pu être retranscrit ici, on se référera au discours intégral: www.nestle.com/asset-library/ documents/media/events/ agm2015/speeches_agm_2015_fr.pdf