Les limites d’une Chine conquérante
Les accrochages entre Pékin et Washington en mer de Chine du Sud ont pris une tournure alarmante L’Asie-Pacifique apparaît comme la zone principale de frictions entre les deux pays
Evoquer le scénario d’une troisième guerre mondiale pour un échange radiophonique entre un pilote américain et un garde-côte chinois, en pleine mer de Chine du Sud, a quelque chose d’absurde. Il s’est pourtant trouvé des voix, tant du côté chinois qu’américain, pour le faire ces jours-ci. Et s’il y en a, ce n’est pas que par goût de la provocation. Dans cette région, se joue bel et bien une partie des plus délicates: l’ajustement de l’unique superpuissance face à son principal challenger. C’est là que le passage de témoin d’une pax americana à une pax sinica pourrait s’opérer. Rien de moins.
A la fois enivrés par leurs succès économiques et acculés à justifier devant leur peuple un pouvoir sans partage, les dirigeants chinois sont tentés de passer à la vitesse supérieure pour établir leur nouveau statut de grande puissance. Dans une logique de sphère d’influence, Pékin marque son territoire sur son pourtour maritime, dans des eaux dont la souveraineté est disputée par l’ensemble des pays voisins. Face à ces velléités, les EtatsUnis sont appelés par leurs alliés de plus ou moins longue date à assumer leur rôle de contrepoids face à une Chine qui n’hésite plus à affirmer ses prétentions sur la foi de cartes sans valeur du point de vue du droit international.
Le risque d’un dérapage, entraînant un conflit mondial, est donc bien réel. Mais il est à vrai dire encore lointain. Le piège tendu par les faucons de chaque camp, grossissant la menace réciproque, est grossier. A vrai dire, la relation sino-américaine est bien moins détériorée que pourrait le faire croire l’éruption de ces derniers jours.
La Chine voudrait-elle défier militairement les Etats-Unis qu’elle ne serait pas en mesure de le faire. Xi Jinping le sait trop bien, lui qui peine à mettre de l’ordre dans son armée. Le développement économique reste par ailleurs la priorité des Chi- nois. Et pour cela, ils ne peuvent se passer des Etats-Unis.
Barack Obama l’a bien compris. Il est parvenu jusqu’ici à établir un certain équilibre dans sa relation avec Pékin entre engagement et mise en garde contre une remise en question unilatérale des traités internationaux. Si les deux puissances sont destinées à s’entrechoquer, du fait de leur poids, rien n’indique que tout accommodement est devenu impossible. Sur les grands enjeux comme le climat, mais aussi l’ouverture du commerce, les deux pays privilégient la coopération.
Et comme le dit Pékin, le Pacifique devrait être assez grand pour deux géants.
Avec la montée en puissance de la Chine et le rééquilibrage des forces américaines pour rester la puissance maritime dominante de la zone Asie-Pacifique, on l’attendait. La bataille pour l’heure rhétorique et diplomatique entre les deux grandes puissances du XXIe siècle a bien lieu. En mer de Chine du Sud. Elle oppose le principe intangible de liberté de navigation cher à Washington à celui de «protection en haute mer» défendu par Pékin. Malgré les intérêts majeurs qu’ont les deux premières puissances économiques mondiales à coopérer au vu de leur interdépendance – et elles le font dans plusieurs domaines en vertu d’une entente relativement bonne entre Xi Jinping et Barack Obama – la mer de Chine méridionale pourrait être le théâtre de dérapages aux conséquences graves.
Pour les Etats-Unis, l’enjeu a été résumé mercredi sur la base militaire de Pearl Harbor par le patron du Pentagone, Ashton Carter: «Nous resterons la principale puissance assurant la sécurité dans la zone Asie-Pacifique au cours des décennies à venir.» Pour Pékin, la mer de Chine méridionale est un axe maritime essentiel entre l’Asie orientale, le Moyen-Orient et l’Europe dont dépendent 90% de son commerce extérieur.
La réaction virulente du secré- taire américain à la Défense a pour objet la politique chinoise de «poldérisation» de récifs de l’archipel des Spratleys (5 kilomètres carrés s’étendant sur 410 000 kilomètres carrés), en mer de Chine méridionale, une zone riche en hydrocarbures dont la souveraineté est disputée par le Vietnam, les Philippines, voire même Taïwan et la Malaisie. Des photos satellites montrent l’ampleur de l’entreprise. Même si les récifs sont petits, Pékin les transforme en îlots artificiels. Une piste d’atterrissage de 3000 mètres de long est en construction sur le récif de Fiery Cross et mardi, les médias chinois révélaient que la construction de deux phares était en cours dans l’archipel disputé.
Pour les Américains, cette politique du fait accompli est inacceptable. Il y a une semaine, Washington a envoyé un Poséidon P8-A, un avion de surveillance pour affirmer la liberté de navigation et de vol dans la zone contestée. L’avion de la Navy a embarqué une équipe de CNN pour révéler les faits à l’opinion publique américaine et mondiale. Le vol a pris une tournure dramatique quand des militaires chinois ont adressé huit avertissements radio au Poséidon, le sommant de quitter la zone. Pour Hong Lei, un porte-parole du Ministère chinois des affaires étrangères, de tels vols sont «irresponsables et dangereux […] et sont susceptibles de provoquer un incident». Les faucons chinois ont vite brandi la menace de «guerre inévitable». A Washington, les responsables du Pentagone n’en sont pas là, même s’ils songent à accroître la présence de navires militaires dans la région.
Spécialiste de la Chine à la Carnegie Endowment for International Peace à Washington, Michael Swaine relève que dans l’archipel des Spratleys, les arguments de Pékin sont faibles, la Chine n’occupant que «sept récifs alors que le Vietnam en occupe vingt. La difficulté toutefois, ce sont les intentions chinoises, qui ne sont pas claires par rapport à leurs revendications liées aux eaux territoriales.» Le spécialiste de la Carnegie ne doute pas que la Chine vise à exercer de façon croissante son influence pour devenir une puissance maritime dominante. «Le problème, ajoute-t-il, c’est que nombre de pays de la région continuent de penser que la puissance américaine reste la meilleure garante de la prospérité économique.»
Selon le droit international de la mer, explique Michael Swaine, Pékin ne peut pas revendiquer des eaux territoriales de 12 milles et une zone économique exclusive de 200 milles autour d’îles construites artificiellement. L’une des causes de la guerre des mots entre Washington et Pékin procède en partie des divergences d’interprétation de la Convention onusienne sur le droit de la mer. Pour des pays comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou la Malaisie, des vols de surveillance ne sont possibles qu’avec l’accord de l’Etat côtier, en l’occurrence la Chine. «Les EtatsUnis refusent cette interprétation.» A Washington, on craint un contrôle militaire de Pékin sur la mer de Chine du Sud, une perspective irrecevable pour un pays qui a fait de la liberté des mers l’un des préceptes fondamentaux de sa politique étrangère.
Les tensions entre les deux puissances avaient déjà fortement augmenté en 2013, quand Pékin annonça une zone aérienne d’identification en mer de Chine orientale. Là aussi, Michael Swaine souligne les ambiguïtés de part et d’autre: «Pékin était dans son droit de décréter une telle zone. Le Japon en a décrété une bien plus grande. Mais la Chine est restée vague sur les mesures défensives que la zone impliquait. Quant à l’Amérique, elle n’a pas dit clairement ce à quoi elle s’opposait.» Le dialogue de Shangri-La entre ministres de la Défense de la zone Asie-Pacifique réunis à Singapour du 29 au 31 mai devrait donner une indication du poids des arguments américains et chinois.
«Nous resterons la puissance maritime de l’Asie-Pacifique»