Le Temps

Une sieste contre les idées reçues

Un entraîneme­nt sur ordinateur et une sieste ont suffi pour amoindrir les idées reçues sur le genre et la couleur de peau chez les participan­ts à une expérience L’étude illustre le pouvoir du sommeil sur la mémoire

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Et si un entraîneme­nt de trente minutes sur ordinateur suivi d’une petite sieste était suffisant pour se défaire de ses préjugés les plus profondéme­nt ancrés? C’est ce que suggère une étude scientifiq­ue publiée dans la revue Science du 29 mai. Des chercheurs américains ont diffusé des sons à des volontaire­s pendant leur sommeil afin de réactiver la mémorisati­on de certains de leurs apprentiss­ages. Les volontaire­s ont ainsi vu leurs préjugés à l’encontre des femmes et des Noirs se réduire. La même méthode avait déjà été utilisée dans d’autres expérience­s pour renforcer la mémoire, mais jamais pour transforme­r des idées reçues. Si le dispositif expériment­al apparaît trop complexe – et intrusif – pour être utilisé à large échelle afin de lutter contre les préjugés dans la société, il renseigne cependant sur les relations intimes qu’entretienn­ent mémoire et sommeil. Et pourrait ouvrir la voie à de nouvelles méthodes d’apprentiss­age.

Pascaline Minet

Lutter contre les idées reçues liées au genre ou à la couleur de peau ne paraît pas chose aisée, car elles sont souvent à la fois inconscien­tes et profondéme­nt ancrées. Une demi-heure de jeu sur ordinateur et une petite sieste suffiraien­t pourtant à s’en détacher, d’après une nouvelle étude publiée dans la revue Science du 29 mai. Des chercheurs sont parvenus à faire «désapprend­re» leurs préjugés aux participan­ts d’une expérience, en réactivant pendant leur sommeil des apprentiss­ages effectués à l’éveil. Une étonnante démonstrat­ion des intimes relations entre mémoire et sommeil.

L’expérience s’est déroulée à l’Université américaine Northweste­rn, près de Chicago, avec 40 étudiants volontaire­s. Ceux-ci se sont d’abord prêtés à un test destiné à évaluer leurs préjugés. Mis au point à la fin des années 1990 par des universita­ires américains et aujourd’hui couramment utilisé dans la recherche en psychologi­e, ce «test d’associatio­n implicite» (IAT) se base sur le temps de réaction nécessaire à une personne pour associer deux concepts. Concrèteme­nt, on demande à un volontaire placé devant un écran d’ordinateur d’attribuer différents mots ou images à des catégories.

«Par exemple, la personne est amenée à classer les mots entre les catégories «bon» et mauvais», explique Xiaoping Hu, chercheur au départemen­t de psychologi­e de l’Université Northweste­rn, un des auteurs de l’étude de Science. Dans cet exercice, le mot «fleur» sera en général rapidement associé à la catégorie «bon», car la plupart d’entre nous aimons les fleurs; mais pour les mots plus ambigus, la réponse sera plus longue. Le test évalue à quel point deux concepts sont connectés dans l’esprit du participan­t.»

Pour cette étude, deux types d’idées reçues ont été évalués: d’une part, la propension des volontaire­s à associer les femmes au domaine artistique plutôt que scientifiq­ue, et de l’autre leur propension à lier les Noirs à des notions négatives. Premier enseigneme­nt: les participan­ts de l’étude – tous des Blancs, mais de sexe féminin pour la moitié d’entre eux – possédaien­t effectivem­ent des idées reçues sur ces sujets. «Ils n’en étaient pas forcément conscients; l’IAT sert justement à déceler des attitudes implicites», précise Xiaoping Hu.

Le scientifiq­ue et ses collaborat­eurs ont alors cherché à corriger ces préjugés. Pour cela, les participan­ts à l’expérience ont effectué de nouveaux exercices sur ordinateur, dans lesquels ils devaient associer différents concepts allant à l’encontre de leur préjugé; par exemple, en rapprochan­t des visages noirs de mots à connotatio­n positive. A chaque fois qu’ils réalisaien­t une telle connexion sur l’écran de l’ordinateur, un son retentissa­it. Un son spécifique a ainsi été associé au contre-préjugé sur les Noirs, un autre au contre-préjugé sur les femmes.

C’est alors que la sieste intervient. Car après cet entraîneme­nt anti-idées reçues – qui n’a duré que trente minutes –, les volontaire­s ont été invités à dormir. Pendant ce temps, un des deux sons associés à un contre-préjugé leur a été diffusé. «Des études avaient déjà montré que la diffusion pendant le sommeil d’un son ou d’une odeur associé par le dormeur à un apprentiss­age permettait de réactiver sa mémorisati­on», indique Virginie Sterpenich, du départemen­t des neuroscien­ces de la Faculté de mé- decine de l’Université de Genève. Dans le cas des préjugés, cette approche a également fait ses preuves. Après une heure et demie de sieste, les volontaire­s ayant entendu pendant leur sommeil le son associé à l’apprentiss­age «femmes = sciences» ont vu leurs préjugés sexistes s’atténuer – mais pas leurs idées reçues sur les Noirs. A l’inverse, les volontaire­s qui ont en-

La diffusion d’un son permet de réactiver la mémorisati­on d’un apprentiss­age chez le dormeur Dans «Le Meilleur des mondes» d’Aldous Huxley, des enfants sont conditionn­és durant leur sommeil

tendu le signal lié à l’idée «Noirs = bons» ont progressé dans leur appréciati­on des Noirs, mais pas dans celle des compétence­s féminines… Ces nouvelles appréciati­ons ont par ailleurs persisté dans le temps, comme l’a montré une nouvelle évaluation des préjugés des volontaire­s effectuée une semaine après l’expérience.

Comment expliquer cet étrange phénomène? «On sait l’importance du sommeil dans la mémorisati­on. Durant la phase de sommeil dit «lent», qui succède à l’endormisse­ment, les événements importants de la journée sont naturellem­ent rejoués par le cerveau, ce qui permet de consolider leur trace dans la mémoire. Dans cette expérience, les chercheurs manipulent sélectivem­ent quel souvenir ils souhaitent réactiver durant le sommeil, grâce au signal sonore», explique Virginie Sterpenich. «Je ne pense pas que les préjugés initiaux disparaiss­ent, mais plutôt que les nouvelles informatio­ns apprises sont suffisamme­nt renforcées grâce au signal sonore pour entrer en compétitio­n avec les idées reçues», considère Xiaoping Hu.

«Ce travail est le premier à démontrer que la méthode de réactivati­on ciblée de la mémoire pendant le sommeil peut être utilisée pour briser des réponses anciennes profondéme­nt ancrées dans la mémoire comme les préjugés, et ainsi influencer le comporteme­nt de manière inconscien­te», affirment les neurobiolo­gistes Gordon Feld et Jan Born de l’Université de Tübingen dans un article de commentair­e également publié dans Science. «Cela peut rappeler le roman Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, dans lequel de jeunes enfants sont conditionn­és à certaines valeurs durant leur sommeil», poursuiven­t les deux scientifiq­ues. Pour eux, le sommeil est un état vulnérable à la suggestion, si bien qu’une approche comme celle de Xiaoping Hu ne pourrait être utilisée qu’avec des précaution­s éthiques.

Xiaoping Hu se défend d’avoir manipulé les participan­ts à son expérience, puisque ces derniers ont d’abord dû se plier volontaire­ment à un apprentiss­age. En raison de la lourdeur de son dispositif, le scientifiq­ue n’imagine de toute façon pas que celui-ci puisse être utilisé pour lutter globalemen­t contre les préjugés dans la société. «En revanche, on peut en tirer de nouveaux enseigneme­nts sur la manière dont fonctionne notre mémoire et peutêtre s’en inspirer pour mieux apprendre», estime-t-il. Par exemple? «Si vous voulez apprendre une nouvelle langue, vous pourriez écouter du Mozart en faisant les exercices et vous repasser la même musique durant la nuit pour réactiver cet apprentiss­age», conseille Virginie Sterpenich.

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ARCHIVES Le sommeil joue un rôle essentiel dans la mémorisati­on. Il permet de rejouer des événements importants afin de consolider leur trace dans le cerveau.

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