Le Temps

Bilatérale­s: «l’incertitud­e qui pèse»

Rectrice de l’Université de Fribourg, Astrid Epiney plaide en faveur d’une solution pragmatiqu­e qui respectera­it l’accord sur la libre circulatio­n

- Yves Petignat BERNE

Pas de nouvel article constituti­onnel, pas de vote sur un accord-cadre avec l’UE, mais une loi d’applicatio­n pour maîtriser l’immigratio­n, sans contingent­s, compatible avec l’accord sur la libre circulatio­n. C’est la recette d’Astrid Epiney, rectrice de l’Université de Fribourg, pour ap-pliquer l’initiative «Contre l’immigratio­n de masse». Interview.

Rectrice de l’Université de Fribourg et professeur­e de droit internatio­nal et européen, Astrid Epiney analyse le projet du Conseil fédéral pour la mise en oeuvre de l’article 121a de la Constituti­on «Contre l’immigratio­n de masse». Sa solution: pas de nouvel article constituti­onnel, pas de vote parallèle sur un accord-cadre avec l’UE, mais la simplicité, avec une loi d’applicatio­n pour maîtriser l’immigratio­n, sans contingent­s, compatible avec l’accord sur la libre circulatio­n.

Le Temps: Comment jugez-vous le projet du Conseil fédéral pour la mise en oeuvre de l’article constituti­onnel 121a? D’un côté, il y a une applicatio­n stricte pour les ressortiss­ants de pays tiers, de l’autre, on fait dépendre la régulation de l’immigratio­n en provenance de l’UE et de l’AELE d’une renégociat­ion de l’accord sur la libre circulatio­n. Astrid Epiney:

Une petite remarque d’emblée: il peut être trompeur de parler d’applicatio­n stricte ou littérale d’une dispositio­n constituti­onnelle. On applique un article. Mais celui-ci est forcément sujet à interpréta­tion. D’abord au regard des différente­s dispositio­ns qu’il contient. En l’occurrence la référence aux intérêts économique­s de la Suisse. Mais aussi en relation avec d’autres articles de la Constituti­on, comme l’article 95 sur l’activité économique privée. Dès lors, une interpréta­tion selon laquelle il faudrait définir des contingent­s rigides – 100 permis et pas 101 – pour toutes les catégories de personnes, étudiants, frontalier­s, etc. semble défendable. Il y a donc toujours une marge d’interpréta­tion.

– Mais de là à faire dépendre la mise en oeuvre du résultat d’hypothétiq­ues négociatio­ns…

– Comme je viens de le dire, la marge d’interpréta­tion que se donne le Conseil fédéral a une certaine logique. Pour les ressortiss­ants de pays tiers, on ne fait que renforcer un dispositif qui existe déjà. Alors que pour les personnes provenant de pays de l’UE/AELE, le Conseil fédéral part du principe que l’accord sur la libre circulatio­n des personnes (ALCP) est toujours en vigueur et que l’article constituti­on-

nel, de plus, n’exige pas formelleme­nt de le dénoncer. Comme avec l’Initiative des Alpes, qui prévoyait une limitation du passage des poids lourds, rien n’empêche le législateu­r de décider que l’on peut arriver à maîtriser l’immigratio­n sans passer par des contingent­s. Notre système constituti­onnel est ainsi fait qu’il permet une large interpréta­tion. Mais en laissant au final la décision au peuple par référendum. Toutefois la formulatio­n du Conseil fédéral est trompeuse dans la mesure où elle laisse croire que la Suisse peut négocier avec l’UE des contingent­s au sens strict du terme. Or il n’y a aucun indice qui puisse laisser penser cela. Bien au contraire, l’UE ne cesse de répéter qu’elle n’entrera pas en matière.

– En est-il de même pour une clause de sauvegarde que presque tous les partis politiques semblent espérer?

– L’UE entrera-t-elle en matière sur l’idée d’une clause de sauvegarde? C’est une question encore ouverte, mais je doute vraiment que Bruxelles franchisse ce pas. Les signaux sont plutôt négatifs. Alors que la Grande-Bretagne annonce un référendum sur son maintien dans l’UE, le moment semble mal choisi pour que la Commission fasse des concession­s à un pays tiers. Cela dit, la propositio­n de l’ancien secrétaire d’Etat Michael Ambühl, qui permettrai­t d’instaurer une clause de sauvegarde lorsque le taux migratoire serait plus élevé que la moyenne de l’espace UE/AELE, est intéressan­te. Elle ne remet pas en cause le principe de la libre circulatio­n des personnes. Elle pourrait être appliquée par d’autres pays, dans des cas extrêmes. C’est le type de solution technique que l’UE trouve parfois face à des problèmes politiques. Mais là encore, les signaux ne sont pas positifs. D’autant plus que l’UE a du mal à voir où sont les problèmes d’un pays sans chômage et qui bénéficie d’une bonne santé économique.

– La Suisse n’évitera pas un nouveau vote sur l’immigratio­n ou ses relations avec l’UE. Ne serait-ce que parce qu’il y aura un référendum sur la mise en oeuvre de l’article 121a. Sur quoi serait-il judicieux de voter, selon vous?

– D’abord il faut assez rapidement trouver une solution, car l’insécurité juridique et l’incertitud­e qui pèse sur l’avenir des relations bilatérale­s ne sont pas bonnes pour l’économie et les investisse­ments. Personnell­ement, je ne crois pas aux chances de succès de l’initiative RASA qui veut purement et simplement biffer l’article 121a. Je ne pense pas non plus qu’il faille inscrire dans la Constituti­on notre attachemen­t aux relations bilatérale­s. Cela n’amène rien de plus. La portée juridique en serait très restreinte. Ce serait essentiell­ement déclamatoi­re. Et il faudrait passer l’obstacle de la majorité du peuple et des cantons. Les initiative­s de type institutio­nnel, comme «Oui à l’Europe» ou pour l’élection du Conseil fédéral par le peuple n’ont jamais eu la moindre chance. De plus, cela ne nous évitera pas de nouvelles initiative­s du type de celle «Contre l’immigratio­n de masse».

– Quelle solution alors?

– Je suis en faveur d’une solution pragmatiqu­e. Simple et qui respecte l’accord sur la libre circulatio­n des personnes. Il faut donc que le Conseil fédéral et les partis politiques se mettent enfin d’accord sur une mise en oeuvre précisant l’objectif politique de réduire l’immigratio­n nette, d’une manière ou d’une autre, à 50 000 ou 60 000 personnes. Mais sans prévoir dans la loi de contingent­s ou de plafonds, ni la préférence nationale. Avec de vraies mesures annexes pour freiner l’immigratio­n. Beaucoup d’idées ont été émises pour piloter l’immigratio­n et favoriser l’emploi des résidents en Suisse. Par des mesures fiscales en faveur des familles ou de l’emploi des femmes, une applicatio­n plus stricte par les cantons de l’accès aux aides sociales, etc. Mais sans mesures discrimina­toires envers les ressortiss­ants de l’UE/AELE, ce que nous interdit l’ALCP. Et sans remettre en cause leur droit individuel de venir en Suisse. Il y aura sans doute un référendum. Mais les enjeux seront clairs et le peuple connaîtra les conséquenc­es de son vote.

– L’UDC part du principe que si nous devions dénoncer l’accord sur la libre circulatio­n il n’y aurait aucune unanimité au sein de l’UE pour dénoncer les autres accords bilatéraux.

– Il est illusoire de miser sur le fait que l’UE ne dénoncerai­t pas les accords liés à l’ALCP. D’abord, selon le droit internatio­nal, l’applicatio­n de contingent­s par la Suisse équivaudra­it au non-respect d’un traité ouvrant la voie à des mesures de rétorsion ou des mesures compensato­ires. Sans qu’il y ait besoin de l’accord de tous les Etats membres, la Commission pourrait décider de bloquer la libre circulatio­n des marchandis­es ou d’élever des entraves techniques au commerce. Il est naïf de sous-estimer la capacité de réaction de l’UE dès lors que l’on remet en cause le principe de base de la libre circulatio­n des personnes.

– Si le parlement ne parvient pas à adopter une législatio­n de mise en oeuvre avant le 9 février 2017, quelle serait la marge de manoeuvre du Conseil fédéral contraint de légiférer par ordonnance?

– Théoriquem­ent, il aurait la même liberté d’appréciati­on que le parlement. Donc il pourrait réglemente­r l’immigratio­n avec ou sans référence aux contingent­s. Mais avec cette différence que l’ordonnance, en cas de plainte, par exemple d’un ressortiss­ant européen qui se sentirait lésé, serait soumise à un contrôle juridictio­nnel par le Tribunal fédéral. Qui pourra en examiner la constituti­onnalité et interpréte­r l’article 121a dans un contexte plus large, par exemple.

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 ?? FRIBOURG, 14 AVRIL 2009 ?? Professeur­e de droit, Astrid Epiney juge qu’il est «naïf de sous-estimer la capacité de réaction de l’Union européenne».
FRIBOURG, 14 AVRIL 2009 Professeur­e de droit, Astrid Epiney juge qu’il est «naïf de sous-estimer la capacité de réaction de l’Union européenne».

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