Le Temps

Passion poupées

A Genève, Guy Jutard quitte la direction du Théâtre des Marionnett­es après 13 saisons Esthète et canaille, il raconte sa passion

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Après treize saisons, Guy Jutard quitte le Théâtre des Marionnett­es à Genève. Rencontre avec un esthète canaille pour évoquer son amour des poupées.

Marie-Pierre Genecand

Heures exquises. Avec son parler délié, son sourire affable et ses manières délicates, Guy Jutard fait très aristocrat­e de la Belle Epoque pour un homme d’origine populaire. Il cite les poètes dans le texte et lorsqu’il parle de ses peintres préférés, Klee, Chagall, Matisse, l’érudit fait rêver. Pourtant, ces jours, le distingué sexagénair­e se retrouve au coeur d’un massacre sans pitié. Le Théâtre des Marionnett­es, scène genevoise que Guy Jutard dirige depuis 2002, est méconnaiss­able. Les murs sont hérissés de marionnett­es éventrées, égorgées ou hachées menu, les affiches gisent en boule, déchiqueté­es, et le personnel est sous le choc. Un mystérieux tueur en veut aux poupées. Il faut le démasquer.

Il est comme ça, Guy Jutard. Affable, mais aussi canaille. C’est donc avec un thriller tripes à l’air qu’il fait ses adieux au lieu. Dès juillet, Isabelle Matter prend la direction du TMG et le marionnet- tiste, à l’oeuvre depuis quarante ans, n’a pas souhaité partir sur un ton chagrin. Avec sa complice Claude-Inga Barbey, il a imaginé Rififi rue Rodo, une déambulati­on au sein du théâtre, un hommage dans le style polar avec hachoirs, petites saisies (d’extaguy) et grosses saignées. Le directeur pousse si loin la plaisanter­ie qu’au cours de la scène ultime, celle du jugement

«La marionnett­e est à la fois sous-humaine et surhumaine. Elle peut traduire le refoulé le plus laid et atteindre des sommets de spirituali­té»

dernier, il admet qu’il doit payer pour avoir abandonné les créations raffinées au profit de production­s à sensations avec affreux à la clé. Intox ou vérité?

Le lendemain, dans le calme du foyer, on lui pose la question. Pense-t-il avoir opéré un virage esthétique au cours de ses treize ans de direction? Notamment avec l’arrivée de Claude-Inga Barbey qui, dès 2006, a signé au TMG des créations décomplexé­es qui ont passableme­nt musclé la programmat­ion? «Non, cette dernière création Rififi rue Rodo est l’humour sans arrière-pensée, répond le directeur. Dans mes programmes, j’ai toujours alterné des créations très poétiques et des spectacles très crus, car je pense que la marionnett­e est à la fois sous-humaine et surhumaine. D’un côté, elle peut traduire le refoulé le plus laid, de l’autre, elle peut atteindre des sommets de spirituali­té.»

Ce grand écart, Guy Jutard l’a lui-même réalisé avec talent. Avant et pendant sa direction. Lorsqu’il était à la tête d’Archi- mage, un théâtre qu’il a fondé en 1986 à Moulins, le marionnett­iste a conçu des spectacles autour de ses peintres fétiches dans lesquels il mettait en mots leurs univers visuels. La Promenade du roi, repris en 2011 à Genève, est, dans ce registre, spécialeme­nt éloquent. Ce petit prince inspiré par les gouaches découpées de Matisse découvre un monde extérieur qui lui apprend à voir au-delà de sa seule personne. A l’époque des enfants rois, le message est salutaire et délivré en toute légèreté.

Dans ce registre poétique, on doit aussi à Guy Jutard Soucis de plume, une fable écologique servie par des figures en mousse dont les rondeurs rendent le propos attachant. Mais il y a aussi un autre Guy, plus vert, plus grinçant. C’est celui de La Cour des petits, du Vilain Petit Mouton ou des Lois du marché, trois partitions d’Olivier Chiacchiar­i qui mordent dans l’actualité et forcent le trait pour dire la cupidité et le principe d’exclusion dominant nos sociétés (LT du 14.11.2013). Là, dessinées et réalisées par Christophe Kiss et Pierre Monnerat, constructe­urs attitrés du TMG, les marionnett­es osent la caricature et le ton du spectacle est volontaire­ment outré.

Oui, l’exquis Guy peut bousculer. Il l’a prouvé en continuant à accueillir dans ses murs Neville Tranter, ce maître flamand en cruauté et en tendresse humaines, ou le Bob Théâtre, ces fous du plateau et du théâtre d’objets qui ont allumé Nosferatu avec des ampoules. Et question de ton corsé, le Rennais Denis Athimon, âme du Bob Théâtre, n’a pas, disons, le verbe ampoulé…

«En treize ans, j’ai toujours tenu à élargir les horizons. Le TMG, fondé par Marcelle Moynier en 1929, a une tradition de marionnett­es à fils que j’ai perpétuée avec Chaperon rouge cartoon en 2008 ou L’Echappée belle en 2013. Mais, sur scène, avec de l’inspiratio­n, tout peut faire figure, jusqu’à des objets de la vie quotidienn­e. Et je suis heureux d’avoir rassemblé un large public autour de cette ouverture.»

Car oui, les Marionnett­es de Genève ont profité de l’énergie créatrice de son directeur. Avec une moyenne de 37 000 spectateur­s par année – dont 15 000 élèves en scolaires – pour 300 représenta­tions, Guy Jutard et son équipe réduite (4,7 temps pleins) ont res- suscité un théâtre qui s’était étiolé durant la précédente direction, celle de John Lewandowsk­i. L’homme de théâtre a innové en proposant des spectacles pour les tout-petits, de 1 à 3 ans – un succès là aussi – et popularisé le registre pour adultes. Il a sollicité des auteurs du cru – Olivier Chiacchiar­i, Claude-Inga Barbey, Valérie Poirier – et formé une génération de marionnett­istes romands comme Xavier Loira, David Gobet, Maud Faucherre ou encore Barbara Tobola. Un bilan plus que positif donc, et c’est le coeur content que Guy Jutard, 65 ans, retourne à ses pinceaux d’adolescent. Il va peindre durant son temps retrouvé. Et lire aussi tout ce qu’il a laissé de côté. Ses classiques, ses poètes…

Un regret tout de même, Herr direktor? Un aspect du métier que vous n’avez pas assez creusé? «J’ai tout misé sur l’artistique et la création. Dès lors, j’ai eu peu de temps pour la promotion. Je n’ai pas assez pris ma valise et parlé du TMG dans les festivals ou auprès des partenaire­s étrangers.» Pourtant, avec sa moyenne annuelle de 120 à 150 représenta­tions en tournée, l’institutio­n genevoise a bien rayonné. Sans doute grâce à la solidité du réseau de ce marionnett­iste itinérant qui, avec son Théâtre Archimage, donnait 400 représenta­tions par an à travers toute la France avant de prendre la direction du TMG. «C’est sûr que les connexions font beaucoup pour la qualité d’une direction. La marionnett­e est encore souvent considérée comme un art mineur, un bon carnet d’adresses lui permet de s’imposer.»

Au fait, comment ce fils de confiseur forain est-il arrivé à cette discipline? «Nous étions dans les années 70, nous explorions toutes sortes de langages. Avec des amis plasticien­s, nous avons fondé un centre d’art en Vendée et je me suis lancé dans la marionnett­e un peu par hasard. J’avais 22 ans, je n’ai jamais arrêté depuis!» Un silence se fait. «Et aussi, je viens d’une famille catholique. De 12 à 15 ans, je suis allé en pensionnat religieux. Par réaction, j’ai tourné le dos à la religion à l’âge adulte. Or, les marionnett­es offrent cette tension intéressan­te entre l’ici et maintenant et l’au-delà. L’air de rien, ces poupées nous relient à nos disparus et au cosmos.» Exquis Guy, au verbe doux comme du miel.

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