Requiem pour le Cassis de Dijon
Qui songera à célébrer, dans cette année 2015 furieusement portée sur les commémorations, l’anniversaire de la mise en oeuvre d’une révision législative dont on attendait monts et merveilles? La mise en application, le 1er juillet 2010, du principe du «Cassis de Dijon» devait être pour le bonheur et la prospérité des consommateurs helvétiques un acte aussi fondateur que la bataille de Marignan l’est pour la neutralité suisse dans la vision blochérienne de l’Histoire. Il n’en reste guère qu’une invitation à méditer sur la vanité de certaines croisades politiques. Les meilleures intentions ne sont pas une garantie contre les illusions.
La première décennie du millénaire voit fleurir un concept très réussi en matière de communication politique: «la Suisse îlot de cherté». C’est parlant pour le consommateur. La formule connaît un succès particulier dès lors que la croisade contre la vie chère s’incarne dans la personne de Doris Leuthard, fraîche et pimpante élue démocrate-chrétienne au Conseil fédéral, où elle prend, en juin 2006, la tête du Département de l’économie. Ce patronage confère à l’entreprise une touche de dynamisme et de glamour qui nourrit sa popularité et sa crédibilité. Le PDC, en état d’adoration devant «sa» ministre de l’Economie, bat la grosse caisse pour soutenir son action, largement fondée sur la reprise d’une règle interne à l’UE prévoyant qu’un produit agréé dans l’un des Etats membres doit l’être dans les autres.
Celle-ci porte le nom sympathique et mémorisable par tout un chacun de Cas- sis de Dijon en référence à une décision de la Cour de justice des Communautés européennes. Sa reprise – unilatérale, on n’offre rien à Bruxelles en échange – par la Suisse permet aux produits qui satisfont aux exigences légales à l’intérieur de l’UE d’être commercialisés librement chez nous sans adaptation législative ou procédure de contrôle. En supprimant de nombreux obstacles techniques, notamment des différences dans la composition des produits, leur étiquetage, la contenance des emballages, qui compliquent et renchérissent les importations en provenance de l’UE, son adoption devrait faire baisser les prix.
Les perspectives sont grandioses. «Un grand pas dans la politique de croissance du Conseil fédéral», assure Doris Leuthard devant le Conseil des Etats en mars 2009, en assurant que le prix d’une partie des produits importés de l’UE pourrait baisser de 30%. Le Cassis de Dijon pourrait faire économiser 2 milliards par an aux consommateurs suisses et doper le PIB de 0,5%, selon la bonne parole officielle.
L’opposition de nombreux milieux fondamentalement protectionnistes est néanmoins vive. Les organisations de consommateurs sont ainsi partagées entre espoir d’une baisse des prix et crainte d’une baisse de qualité des produits importés. Le projet n’en finit pas moins par être adopté par les Chambres en 2009. Grâce à la concession d’une procédure d’autorisa- tion pour les produits alimentaires, les promesses mirifiques du Cassis de Dijon ont raison de l’opposition des Verts et de l’UDC qui se retrouvent, comme en 1992 contre l’EEE, dans le même camp. Une demande de référendum échouera faute d’obtenir les signatures nécessaires.
A partir du 1er juillet 2010, on attend donc que les faits confirment les promesses.
Après que le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) a longtemps exhorté les sceptiques à la patience, il faut bien se rendre, en 2013, à l’évidence. Dans un monde pourtant outillé pour mesurer l’infiniment petit, personne n’est en mesure de distinguer le moindre effet du Cassis de Dijon, ni sur les prix, ni sur le PIB. On note juste quelques effets négatifs, en particulier une baisse de qualité de certains produits importés, dans le genre jambon quasiment sans cochon ou sirop de fruits presque sans fruit, le tout étant remplacé par de l’amidon ou de l’eau.
Le Cassis de Dijon n’a rempli aucune de ses promesses. Il est demeuré inutile, mais il n’a pas perdu son poids symbolique. La proposition de l’abolir pour les produits alimentaires a trouvé, début mai, une majorité au Conseil national, au nom de l’intérêt des consommateurs. Concrètement, cette décision, qui reste à confirmer par le Conseil des Etats, restera anodine. Au vu de la frénésie avec laquelle les consommateurs alémaniques se précipitent, depuis la chute de l’euro, en véritables hordes barbares, sur les commerces d’Allemagne du Sud, on peut légitimement douter qu’ils ressentent le besoin d’être protégés contre les produits européens de piètre qualité.
La seule utilité de la manoeuvre est de permettre au lobby agricole, qui en est à l’origine, de marquer des points, en compagnie des Verts et de l’UDC, dans une stratégie plus vaste de reconquête de la souveraineté alimentaire. C’est une autre histoire.
Le Cassis de Dijon n’a rempli aucune de ses promesses. On note juste une baisse de qualité de certains produits importés, dans le genre jambon quasiment sans cochon