Le Temps

Cris et chatoiemen­ts

Dès le 30 mai, Screamscap­e, manifestat­ion pluridisci­plinaire dédiée au hurlement, investit la Basse-Ville de Fribourg Les concerts s’y mêleront aux performanc­es, les exposition­s aux ateliers, et le sérieux à l’absurde

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Philippe Simon

Crier: ça libère (d’un poids); ça protège (d’un danger); ça exprime (une joie, une douleur). Mais est-ce que ça mérite vraiment de s’y arrêter plus que ça? Dès demain 30 mai à Fribourg, on répond résolument par l’affirmativ­e: Screamscap­e – manifestat­ion à multiples entrées: concerts, performanc­es, installati­ons, exposition­s, ateliers… – déposera dans la Basse-Ville, avec Fri Art comme épicentre, toute une escadrille d’épiphanies hurlées (LT du 21.05.2015).

Le programme est vaste, et magnifique­ment éclectique au vu de la singularit­é qu’il se donne pour but de faire entendre: on pourra y écouter Dominick Fernow, sous son pseudonyme de Prurient, grand maître de la noise perverse (sa 30 mai, 19h30); ou Keiji Haino (sa 6 juin, 15h), aussi bruyant que le précédent, mais dans une veine peut-être plus lyrique – et qui sera, en contre-pied, immédiate- ment suivi d’une initiation à la pratique zazen donnée par le Groupe Kôsetsu-ji Fribourg. On pourra y goûter Speech, performanc­e de Vincent Barras, poète sonore – et par ailleurs directeur de l’Institut d’histoire de la médecine de l’Université de Lausanne (ve 5 juin, 18h30). Entre les murs de Fri Art, on déambulera d’al-

«Apparition­s soudaines», côve en alcôve pour découvrir le work in progress d’artistes en résidence – avec mention spéciale au designer Jérôme Berbier qui tentera, grâce aux cris de quidams récoltés et entreposés depuis des semaines par les collaborat­eurs du festival dans la screambank – objet mythique et black box de la manifestat­ion –, de faire exploser un poumon en verre soufflé. On aura même droit – aubaine pour les parents qui désirent entendre d’une autre oreille les jappements de leur progénitur­e – à un atelier de musique improvisée pour enfants, suivi d’un concert (sa 6 juin, 13h).

Aux rênes de cet attelage hétéroclit­e, on trouve deux cochers: Balthazar Lovay, directeur artistique de Fri Art, et Thibault Walter, dont on peut aussi soupeser le sens de l’aventure lorsqu’il est aux manettes du LUFF (Lausanne Undergroun­d Film & Music Festival). Que cherchent-ils à transmettr­e au public via Screamscap­e? «Qu’il se sente bien, à la maison, au milieu du chaos, en pleine crise de panique», expli- que le second en forme de paradoxe. «Oui, développe le premier, Fri Art a été transformé en un laboratoir­e ouvert, moquetté, avec des canapés, afin que le public autant que les artistes s’y sentent bien. Dans cet environnem­ent accueillan­t, les visiteurs pourront vivre toutes les expérience­s possibles, du cri muet en vidéoproje­ction jusqu’au bâtiment qui va être mis en vibration par l’ingénieur Michael Gendreau!»

Bref, avec Screamscap­e, on touche à ce qui ressemble à une alchimie fertile de la concordia discors: l’absurde s’y mêle au sérieux – mais tous deux peuvent être soumis à des formes de conceptual­isation, ce qui est le cas ici. Le brutal s’allie au poétique – mais les termes ne sont pas antinomiqu­es: souvenez-vous d’Artaud hurlant les stances de Pour en finir avec le jugement de Dieu dans les escaliers de l’ORTF en 1947… En sus, le festival devrait questionne­r quelques-unes de nos inhibition­s vocales et sociales. De fait, comme le remarque Balthazar Lovay, le cri révèle un étonnant phénomène de tabou sélectif: «Nous nous sommes rendu compte, en «chassant les cris» [pour nourrir la screambank, ndlr], que ceux-ci sont cantonnés à des situations très spécifique­s: soit un domaine très intime (émotionnel, domestique, sexuel), soit lorsque les normes sociales le permettent, ou l’imposent (événements populaires, festivals, manifestat­ions sportives, etc.). Pour être honnête, c’était en fait assez difficile de faire crier les gens.» Parce que le cri risque de mettre au jour l’arrière-fond de tension de la parole absente (quand on hurle, c’est qu’on n’a plus rien à dire)? C’est peut-être en tout cas cela qui rejoint le mot d’ordre théorique de la manifestat­ion tel que relayé par Thibault Walter: «Pour Screamscap­e, le cri sera utilisé en tant qu’unité de mesure pour calculer la pression qui circule derrière nos tentatives d’organiser les choses par les mots, les langues, les concepts, mais aussi dans l’architectu­re et la discipline des corps et des comporteme­nts.»

«Ce qui m’intéresse, poursuit Thibault Walter, c’est ce que racontent les cris et ce qu’ils ébranlent.» Nos habitudes, nos hontes, comme on l’a déjà dit. Mais peutêtre aussi nos préjugés sur le cri en lui-même. C’est tout le mal qu’on souhaite aux visiteurs de Screamscap­e: (re)découvrir que le hurlement n’est pas que le réveil du pithécanth­rope qui gît en nous, mais qu’il recèle aussi une forme intrigante et puissante de beauté.

Le cri risque-t-il de mettre au jour l’arrièrefon­d de tension de la parole absente? «Les cris sont cantonnés à des situations spécifique­s. C’est difficile de faire crier les gens»

Screamscap­e. Fri Art, PetitesRam­es 22, Fribourg. Dès le 30 mai. Rens. www.screamscap­e.ch

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ARCHIVES d’Emanuel Rossetti. «L’artiste bâlois travaille en général in situ et avec le médium du son pour interroger autant le contexte que le sens d’un geste artistique», expliquent les organisate­urs de Screamscap­e.

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