La SSR affronte la pire crise de son histoire
Redevance Déboussolée, l’institution lance trois plans d’économies
Un non dans les urnes le 14 juin pour la loi sur la redevance radio-tv? L’hypothèse paraissait farfelue en automne dernier. Elle est aujourd’hui plausible. C’est que, au fil des mois et des prises de position critiques, la votation s’est trans- formée en une large révolte contre la redevance et la SSR sous sa forme actuelle.
Il faut dire que le mammouth n’apprécie guère que l’on se penche sur le détail de ses moyens, ni sur l’efficacité de sa gestion et encore moins sur son très com- plexe millefeuille hiérarchique.
Surprise par la rudesse du débat, fragilisée par des rentrées publicitaires en baisse, la SSR lance donc, en pleine campagne sur la redevance, trois plans d’économies. Une situation qui rend nerveuses les instances di- rigeantes de la très grande institution et qui plonge dans l’amertume son aristocratique directeur général, Roger de Weck. L’enquête du Temps l’a trouvé singulièrement isolé, peu de monde le soutenant réellement.
On se pincerait presque pour y croire. L’automne dernier, les adversaires les plus acharnés de la SSR prédisaient que la campagne de votation sur la redevance serait une promenade de santé pour le géant de l’audiovisuel public. «Le peuple va plébisciter la SSR, affirmait l’hebdomadaire Weltwoche, proche de l’UDC, le 2 octobre. Ce sera le plus grand triomphe du mandat de Roger de Weck», le directeur de l’institution depuis 2011.
Aujourd’hui, un non dans les urnes le 14 juin est devenu envisageable, sinon probable. Le vote était censé assurer le financement de la SSR en étendant la redevance audiovisuelle à tous les ménages et en mettant plus fortement à contribution les entreprises. Il devait aussi mettre l’institution en position de force avant le grand débat qui doit redéfinir l’audiovisuel public en 2016.
Mais rien ne s’est passé comme prévu. Alimentée par une alliance hétéroclite d’ennemis (petits patrons, UDC et presse écrite), la campagne s’est transformée en large révolte contre la redevance, voire contre la SSR sous sa forme actuelle.
«Nos stratèges politiques et dirigeants n’ont pas vu arriver l’avalanche, regrette un cadre de la RTS, la chaîne romande de la SSR. Ils ont voulu dégager la piste pour que ce soit plus simple et voilà ce qui arrive.» Un cadre qui s’exprime sous le couvert de l’anonymat, comme de nombreux autres dans cette enquête.
Le contexte financier donne une âpreté existentielle à ce combat. Depuis le début de l’année, a appris Le Temps, les producteurs des émissions de la RTS se voient demander des économies dans le cadre de mesures d’urgence appelées «contingency plan», ou plan d’urgence en anglais fédéral. «Il s’agit pour l’essentiel de pallier la baisse des revenus publicitaires», indique le service de communication de la RTS.
A ce plan d’urgence s’ajoutent deux autres trains de mesures, Proper et Optimum, qui visent à externaliser les fonctions jugées non indispensables. «Notre enveloppe budgétaire est fermée, donc il s’agit d’aller chercher de l’argent dans les enveloppes existantes, commente un cadre de la chaîne. On sollicite les émissions de prime time, le coeur du service public.»
Selon la RTS, le «contingency plan» adopté en janvier devrait permettre d’économiser 6 millions. Proper, enclenché en 2014, devrait rapporter 3 millions par an, alors
qu’Optimum entrera en vigueur dans la seconde moitié de l’année.
A l’origine de ces mesures, on trouve l’essor des fenêtres publicitaires étrangères, qui permettent aux chaînes françaises (TF1, M6, plus récemment BFMTV), allemandes et italiennes de diffuser des spots destinés au public suisse, rognant ainsi les recettes de la SSR.
«On nous décrit toujours comme disposant de moyens illimités, mais notre situation financière est beaucoup plus fragile qu’on ne l’imagine», résument des cadres de la RTS.
C’est dans cette atmosphère déjà tendue que la SSR mène le combat politique le plus difficile de son histoire. Il a commencé avant même la campagne de votation du 14 juin. Depuis deux ans, les parlementaires UDC multiplient les interventions comparant l’institution à un «Etat dans l’Etat», à une télévision «digne d’une dictature», avec des comptes opaques et des dirigeants aux rémunérations pléthoriques.
A force d’insistance, l’UDC a obtenu deux victoires symboliques: la SSR a annoncé qu’elle ne payerait plus la redevance à la place de ses employés, et ses cadres ne partent plus systématiquement à la retraite à 62 ans.
Mais ces attaques, relayées par une presse écrite de plus en plus critique, ont aussi soulevé des questions de fond sur la culture d’une entreprise publique souvent perçue comme hautaine et bureaucratique.
Du directeur de la RTS, Gilles Marchand, aux producteurs d’émissions, il existe un millefeuille hiérarchique à cinq étages, qu’illustre l’exemple des magazines ( Temps Présent, A Bon Entendeur, etc.), produits phares de la chaîne. Sous Gilles Marchand, il y a le directeur des programmes Gilles Pasche. Puis la directrice des magazines radio-TV, Romaine Jean. Ensuite, un directeur des magazines radio, Jean-Marc Béguin, et un directeur des magazines TV, Mario Fossati. Enfin, les producteurs des émissions elles-mêmes.
Au lieu des synergies promises, regrette-t-on à l’interne, la fusion entre radio et télévision a ajouté une couche de cadres supplémentaire – des responsables communs radiotélé, qui coiffent ceux de chaque média. La direction de la RTS conteste
cette analyse: «Nous avons actuellement 110 cadres pour 2000 collaborateurs. Ce qui est un ratio faible si on le compare avec des entreprises de taille semblable. Et leur nombre est tout à fait stable depuis la fusion en janvier 2010», indique la chaîne.
Autre exemple: à la radio, chaque producteur d’émissions doit répondre à deux chefs. L’un pour sa chaîne, l’autre pour sa thématique. «Si je veux faire une émission drôle sur La Première, je dois répondre au chef de la chaîne et au chef des divertissements, précise un producteur. Pour chaque décision, il faut faire deux séances au lieu d’une. Et si les deux responsables ne sont pas d’accord entre eux, les navettes entre les deux peuvent prendre un temps infini.»
Lourdeur supplémentaire, la politique de recasage interne propre à la SSR. Chez elle, on ne licencie pas, on recycle, dans le cadre de «reconversions professionnelles au sein de l’entreprise». Ceux qui ne peuvent plus passer à l’antenne sont placés dans des postes en retrait, dont l’utilité ne saute pas toujours aux yeux de ceux qui restent «au front». Les journalistes jugés inemployables dans une émission sont simplement absorbés ailleurs dans la structure.
«Ici, on ne vire pas pour incompé- tence, point barre, résume un animateur de la RTS. Tu sais que tu es peinard, c’est comme à la sécurité sociale.» Seule une faute lourde peut entraîner un licenciement.
Cette sécurité de l’emploi est le corollaire d’une politique de rémunérations jugée peu généreuse à l’interne. Les salaires des journalistes sont, à poste équivalent, jugés globalement inférieurs à ceux du privé. «La grille salariale a peu évolué depuis 1988, indique Willy Knoepfel du Syndicat suisse des médias. A l’époque, c’était 127 000 francs, aujourd’hui c’est 125 000 francs au maximum pour un journaliste.»
Troisième trait caractéristique de la SSR, la lenteur et la difficulté de faire aboutir des projets. La discussion sur la création d’un nouveau studio des magazines TV est emblématique, explique un initié. Inspiré de celui de M6, il remplace par des éclairages LED les décors rigides d’émissions comme A Bon Entendeur, qui sont longs à monter et démonter. Selon cette source, les discussions sur ce nouveau studio ont duré au moins cinq ans – et devraient se conclure par l’achat d’une infrastructure nettement plus grande (et plus chère) que celle de la rivale M6.
«Cette entreprise n’a pas été réformée comme les autres services publics, estime notre interlocuteur, qui a travaillé à la RTS avant de passer dans le privé. C’est le dernier vrai bastion des anciennes régies d’Etat. Il y a une culture de l’inaction, de l’attente. Chacun s’observe et doit respecter l’inaction de l’autre, car on sait qu’on va travailler ensemble pendant trente ans!»
Etonnamment, malgré le tintamarre politique des derniers mois, les problèmes structurels de la SSR n’ont pas fait l’objet d’un examen extérieur depuis des années. Le dernier rapport du Contrôle fédéral des finances sur l’entreprise remonte à 2006. La RTS, elle, n’a pas fait l’objet d’un examen indépendant de son fonctionnement depuis l’audit d’Arthur Andersen sur ce qui était alors la Télévision suisse romande, en 1997.
«Notre situation financière est beaucoup plus fragile qu’on ne l’imagine» «C’est le dernier vrai bastion des anciennes régies d’Etat. Il y a une culture de l’inaction, de l’attente»