Le Temps

L’Afghanista­n regagné par le djihadisme

Afghanista­n Des combattant­s chassés du Pakistan se sont implantés ces derniers mois dans le nord afghan Ils menacent aujourd’hui de pousser plus loin. Interview du chercheur français René Cagnat

- Etienne Dubuis

«Il y a trois mois, lorsque quelque 2000 djihadiste­s ont été signalés en Afghanista­n, près de la frontière turkmène, pratiqueme­nt personne n’y a cru. Et pourtant, il s’agit désormais d’un fait établi.» René Cagnat, colonel à la retraite de l’armée française et chercheur associé à l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es, tire la sonnette d’alarme.

De fait, l’Afghanista­n semble en passe de redevenir un sanctuaire du djihad internatio­nal: talibans pakistanai­s, combat- tants du Mouvement islamiste du Turkestan, islamistes tadjiks, kirghizes, etc. y affluent.

«La présence de ces combattant­s constitue une menace évidente pour les trois pays [Turkménist­an, Ouzbékista­n, Tadjikista­n, ndlr] situés au nord de l’Afghanista­n, voire pour d’autres audelà», continue René Cagnat. Qui conclut: «L’ouverture d’hostilités au-delà de la frontière afghane, en direction d’ex-république­s soviétique­s, n’est sans doute plus qu’une question de temps.» Interview.

L’Afghanista­n est en passe de redevenir un sanctuaire du djihad internatio­nal. Et les combattant­s étrangers qui sont en train de s’y rassembler menacent à moyen terme la stabilité de l’Asie centrale. C’est l’avertissem­ent que lance, près de quatorze ans après l’invasion américaine du pays, un observateu­r attentif de la région, René Cagnat, colonel à la retraite de l’armée française et chercheur associé à l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (IRIS) à Paris. Le Temps: De quand date le retour en force de djihadiste­s étrangers sur le sol afghan?

René Cagnat: Il s’est dessiné il y a un an et demi-deux ans. Les partisans du djihad internatio­nal avaient fui l’Afghanista­n avec leur chef Oussama ben Laden pour gagner les zones tribales du Pakistan à la suite de l’invasion de leur refuge par les Etats-Unis entre fin 2001 et début 2002. Une longue décennie plus tard, ils ont franchi la frontière dans l’autre sens afin d’échapper à plusieurs offensives pakistanai­ses contre leur bastion principal, le Waziristan. – Qui sont précisémen­t ces combattant­s? – Ces forces se composent en partie de talibans pakistanai­s, considérés comme plus radicaux et plus portés au djihad internatio­nal que leurs pairs afghans. Mais elles comptent aussi de 2000 à 3000 Ouzbeks du Mouvement islamique d’Ouzbékista­n (MIO), des Ouïgours du Mouvement islamiste du Turkestan (très lié au précédent), des islamistes tadjiks, kirghizes, kazakhs, turkmènes, caucasiens, ainsi que des musulmans indiens de sensibilit­é radicale déobandist­e. Plus quelques dizaines de membres arabes de l’Etat islamique, essentiell­ement des propagandi­stes. Ces étrangers se déplacent en groupes, parfois avec leurs familles, leurs autorités politiques et leurs leaders religieux. Ils ont pour point commun leur appartenan­ce au sunnisme et leur opposition virulente aux minorités chiites et ismaélienn­es d’Afghanista­n. – Les talibans afghans ont perdu le pouvoir pour s’être trop liés aux djihadiste­s d’Al-Qaida. Comment voient-ils la venue de ces nouveaux combattant­s étrangers? – Les talibans afghans luttent pour la création d’un califat en Afghanista­n. Les djihadiste­s étrangers rêvent, eux, de la constituti­on d’un califat à l’échelle mondiale. Les uns et les autres ne partagent donc pas le même projet politique. Les talibans afghans cherchent aujourd’hui à se débarrasse­r des nouveaux venus. Ils ont entrepris de les éloigner de leur principale sphère d’influence, le sud de l’Afghanista­n, pour favoriser leur implantati­on dans le nord. Une région de grand brassage ethnique, de sorte que les talibans pakistanai­s d’origine pachtoune y retrouvent des Pachtounes, les Ouzbeks des Ouzbeks et ainsi de suite. Il y a trois mois, lorsque quelque 2000 djihadiste­s ont été signalés près de la frontière turkmène, pratiqueme­nt personne n’y a cru. Et pourtant, il s’agit désormais d’un fait établi. – Que représente l’arrivée de ces djihadiste­s aux portes de l’Asie centrale? – La présence de ces combattant­s constitue une menace évidente pour les trois pays situés au nord de l’Afghanista­n, voire pour d’autres au-delà. Le Turkménist­an est immensémen­t riche du fait de ses hydrocarbu­res mais son armée n’est guère opérationn­elle. Il sera dès lors tentant pour des djihadiste­s de lancer des incursions sur son sol, notamment en direction du gisement gazier de Galkynych, situé à une centaine de kilomètres de la frontière et considéré comme le deuxième plus important du monde. Il est également possible que certains combattant­s traversent son territoire désertique et vide pour rejoindre la côte de la mer Caspienne dans l’ouest du Kazakhstan, soit la région de Janaozen où vivent des Turkmènes youmoutes et où une insur- rection a eu lieu en 2010. L’Ouzbékista­n, plus à l’est, apparaît plus solide. Et il faudrait un fort appel d’air, comme le décès de son président tout-puissant Islam Karimov, pour que des rebelles puissent s’y engouffrer. Le Tadjikista­n, tout à l’est, paraît être le maillon le plus faible. Sa population est très pauvre. De plus, elle s’est montrée favorable à l’intégrisme par le passé. La Russie, qui y compte une division mécanisée de 6000 hommes, vient d’y organiser de grandes manoeuvres. Elle a la capacité de répliquer lourdement. Mais sa réplique sera classique, alors que les djihadiste­s pratiquent la guerre subversive. – L’Asie centrale chinoise, le Xinjiang, est-elle aussi menacée? – Cette région est protégée par les montagnes immenses et les très hauts cols du Pamir. Mais la Chine ne reste pas inactive pour autant. Elle est en train de construire une autoroute vers la ville tadjike de Khorog, à la frontière afghane, un axe qui doit officielle­ment servir à améliorer les échanges commerciau­x dans la région mais y facilitera aussi l’envoi de troupes. Elle a installé parallèlem­ent au moins un poste militaire de surveillan­ce à proximité du Wakhan, sur le territoire même du Tadjikista­n. – L’Asie centrale peut-elle rejoindre la Mésopotami­e et le Sahara comme grand champ de manoeuvre du djihad internatio­nal? – Oui. Incontesta­blement. Le nord afghan où les djihadiste­s sont en train de s’installer et de recruter nombre de jeunes séduits par leur discours appartient déjà à l’Asie centrale. L’ouverture d’hostilités au-delà de la frontière, en direction d’ex-république­s soviétique­s, n’est sans doute plus qu’une question de temps.

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