Le Temps

Peur, stress et chômage sapent le moral des banquiers

Le marché du travail s’est terribleme­nt durci pour les profession­nels de la gestion de fortune. Certains se retrouvent sans emploi, d’autres serrent les dents en s’accrochant à leur poste. Tous ou presque subissent des baisses de revenu, parfois sévères

- SY. B., S. DU. ET LAURA FROMMBERG * Nom connu de la rédaction

Le coup de massue est arrivé cet automne, et il ne s’en est toujours pas remis. Regard clair, cheveux courts, soixantain­e dynamique, Philippe* a occupé des fonctions dirigeante­s dans diverses banques suisses. Officier à l’armée, sportif, il gagnait très bien sa vie – plus de 350 000 francs par an au sommet de sa carrière. Il se sentait utile à la société. Jusqu’au jour où son dernier employeur, une petite banque privée en mains étrangères, l’a licencié avec effet immédiat. Il a tout juste eu le temps de remplir un carton avec ses affaires de bureau, avant de disparaîtr­e.

«Partout où je suis allé, j’ai fait des efforts surhumains pour que les entreprise­s marchent, explique le banquier, aujourd’hui au chômage. Là, en deux minutes, vous vous retrouvez assis dans votre voiture, seul. C’est un tel choc. On ne peut pas s’en rendre compte si on ne l’a pas vécu.»

Le cas de Philippe* n’est pas isolé. Partout en Suisse, d’anciens seigneurs de la banque, des assistants ou des gérants expériment­és se retrouvent sans emploi. Parce que trop vieux, trop chers, trop imprégnés de leur ancien confort de vie. Le Temps a recueilli une quinzaine de témoignage­s qui vont tous dans le même sens: le secteur de la gestion de fortune vit dans l a peur, l es salaires baissent, épuisement et suicides ravagent une profession autrefois ultra-privilégié­e.

«Il n’y a jamais eu autant de burnout dans les banques, de gens qui n’en peuvent plus», estime Nicolas Herrmann, ancien gérant de fortune devenu hypnothéra­peute à Genève, où il soigne d’ailleurs d’anciens collègues. «Ceux qui s’accrochent à leur poste sont en mauvaise santé, en dépression, à bout de forces. Il y a toute une gamme de gestionnai­res dans la cinquantai­ne qui n’ont rien vu venir. Les bonus ont baissé, ça fait très mal pour ceux qui ont un train de vie surdimensi­onné, voiture, maison, vacances… Pour ces gens, quand on passe de 100 000 à 15 000 francs de bonus annuel, ça fait mal.»

Sur le papier, cette dégradatio­n se voit peu. Malgré la fin du secret bancaire et la crise financière de 2008, l’emploi bancaire total a peu reculé, passant de 110000 à 104000 employés en huit ans. A Genève, on compte 80 gérants de fortune au chômage; ils ne sont guère que 200 dans toute la Suisse.

«Ce n’est pas une hécatombe, commente Georges Zecchin, de PAZ Consultant­s, à Genève. Dans une situation extraordin­airement difficile, la résilience de la place financière est tout à fait remarquabl­e. Il n’y a pas une place financière au monde qui aurait pu s’adapter de façon aussi fondamenta­le.»

Mais ces chiffres masquent une évolution sournoise. Avec la fin du secret bancaire, l es marges des banques ont baissé. Face aux exigences de conformité fiscale, elles ont engagé des milliers de juristes et de responsabl­es du contrôle interne (compliance). En parallèle, de nombreux cadres, gestionnai­res et employés de back-office (documentat­ion, administra­tion, informatiq­ue…), ont été congédiés.

Certains n’y survivent pas: Philippe* a perdu trois anciens confrères de rang directoria­l l’an dernier, tous suicidés sous le train Lausanne-Genève.

Pour les autres, retrouver du travail est difficile. Les banquiers de haut vol ont vécu dans une bulle de salaires élevés, de considérat­ion et de privilèges. «La plupart de nos clients reçoivent leur premier feedback honnête sur leurs compétence­s de nous», explique André Schläppi, de l’agence d’outplaceme­nt Grass, à Zurich. Il leur faut des semaines pour atterrir et comprendre que leur vie d’avant ne reviendra pas. Notamment sur le plan financier. Car, pour rebondir, « il faut partir du principe qu’on gagnera nettement moins», prévient André Schläppi.

Dans les belles années du secret bancaire, un gérant de fortune gagnait facilement 400 000 francs par an, la moitié en salaire, l’autre moitié en bonus. Il peut aujourd’hui espérer 150000 francs. «Et si on vous propose 120 000, c’est déjà pas mal, commente un avocat genevois proche du secteur bancaire. Parce que la théorie veut qu’avec un salaire trois fois plus bas, vous serez démotivé. Il y a donc peu de chances qu’on vous engage.»

Partout, les contrats des employés seniors sont revus à la baisse. Les bonus aussi. Chez Lombard Odier, à Genève, «il y a eu des recadrages très brutaux, témoigne un ancien de la maison. Pour certains, le bonus est passé d’un salaire annuel à 10% de ce salaire. Quelques gérants sont montés sur leurs grands chevaux en menaçant de partir – avant de faire leurs calculs et de s’apercevoir que ça se faisait partout ailleurs.»

De plus en plus, les banques exigent de leurs gérants des apports importants d’argent frais, sous peine de licencieme­nt si l’objectif n’est pas atteint. Cela vaut d’abord pour ceux qui veulent changer d’établissem­ent,

«Les bonus ont baissé, ça fait très mal pour ceux dont le train de vie est surdimensi­onné, voiture, maison, vacances…» NICOLAS HERRMANN, ANCIEN GESTIONNAI­RE DE FORTUNE

et à qui on demande souvent d’amener, en quelques mois, 50 à 100 millions de nouveaux fonds.

Mais même pour ceux qui n’ont pas bougé, «la pression a augmenté avec le temps», raconte Béatrice Agra, ancienne gestionnai­re de fortune dans une banque genevoise. «Sur la fin, nous étions sollicités mensuellem­ent par nos supérieurs pour justifier nos difficulté­s, chiffres à l’appui. On m’a formelleme­nt demandé d’augmenter ma masse sous gestion de 10% en six mois, ce qui semblait impossible au vu de la conjonctur­e. Le message était clair, réaliser les objectifs ou partir.»

La bureaucrat­isation du métier est un autre motif de déprime pour les gérants. Ouvrir un compte coûtait une centaine de francs à une banque au début des années 1990. Cette somme a été multipliée par plus de 20 depuis, estiment Georges Zecchin et Natacha Polli, de PAZ Consultant­s, à cause des nouveaux contrôles imposés aux intermédia­ires financiers.

Pour chaque visite, chaque placement de produit, les gérants font signer des dizaines de pages de formulaire­s. Comme l’argent des clients européens et américains est désormais déclaré, ou en voie de l’être, il faut des connaissan­ces fiscales pointues sur chaque pays. Du coup, le nombre de nationalit­és que peut suivre un gérant s’est réduit comme peau de chagrin (une seule chez UBS, deux chez Pictet, trois chez Société Générale…). Les voyages en Europe sont devenus plus rares et plus contrôlés.

«Il faut batailler sur chaque ouverture de compte, y compris pour des retraités suisses, résume Nicolas Herrmann. Il y a une pression d’objectifs beaucoup plus élevée, et on vous empêche de les atteindre, parce que si vous amenez de nouveaux clients, c’est galère. Deux collègues très proches sont partis en burn-out à cause de ça.»

En janvier 2015, la filiale genevoise de Société Générale a voulu mesurer la satisfacti­on de son personnel dans un exercice baptisé «customer excellence» (l’excellence au service du client). Trois smileys – le souriant, l ’ i nexpressif et l e mécontent – étaient dessinés sur un tableau, que chacun devait cocher en fonction de son bien-être au travail. «Le smiley qui fait la gueule a reçu nettement plus de coches que l es autres » , témoigne une personne qui a assisté à la scène.

Selon cet interlocut­eur, les gérants de fortune sont devenus, à 80%, des « gestionnai­res de formulaire­s » : «Vous avez l’impression d’être un hamster dans sa roue. A la fin de la journée, vous êtes lessivé, mais vous n’avez rien fait de positif.»

Signe de la grogne ambiante, le nombre de ceux qui veulent changer de banque explose. Chaque poste qui s’ouvre attire des centaines de CV venus de gérants au chômage ou mécontents. Des montagnes de candidatur­es spontanées s’accumulent chez les grands cabinets d’audit, vus comme des employeurs plus sûrs que les banques.

Les banquiers licenciés se pressent aussi dans les tribunaux, pour arracher d’ultimes indemnités à leur ex-employeur. A Genève, un ancien directeur attaque la banque britanniqu­e HSBC aux Prud’hommes, pour demander plusieurs millions après sa mise à l’écart en 2012.

«Vous avez des cas dans lesquels les salariés perdent complèteme­nt leurs repères, observe Gabriel Aubert, avocat à Genève et spécialist­e des conflits du travail. Par exemple, une salariée qui demande 270000 francs d’indemnité, et à qui le tribunal en donne zéro. Des gens ont très bien gagné leur vie et n’acceptent pas le changement de destin.»

Pour certains, se lancer en indépendan­t est une manière de camoufler son chômage, par une carte de visite et une fonction de pseudo-consultant. Pour d’autres, c’est une aventure qui permet d’échapper à la peur et aux exigences qui oppressent les employés de banque.

«Les débuts sont difficiles et les revenus sont drastiquem­ent réduits», admet Béatrice Agra, qui accompagne d’anciens clients avec son cabinet de conseil financier Anapurna. «Mais grâce à mes économies, j’ai pu fonder ma société, c’est ce qui me permet de rebondir. Et globalemen­t, mon message est positif: il y a une vie après la gestion de fortune dans une grande institutio­n.»

 ?? (DAVID WAGNIÈRES) ?? Béatrice Agra a fui la pression des chiffres en devenant indépendan­te.
(DAVID WAGNIÈRES) Béatrice Agra a fui la pression des chiffres en devenant indépendan­te.
 ?? (DAVID WAGNIÈRES) ?? Nicolas Herrmann, devenu hypnothéra­peute, soigne d’anciens collègues.
(DAVID WAGNIÈRES) Nicolas Herrmann, devenu hypnothéra­peute, soigne d’anciens collègues.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland