Le Temps

Une géographie bouleversé­e par la guerre

Les déplacemen­ts massifs de population causés par la guerre qui a causé la mort de 250 000 personnes tendent à créer des espaces ethniqueme­nt ou religieuse­ment plus homogènes

- ÉTIENNE DUBUIS

La carte de la Syrie a été bouleversé­e par la guerre. Plus encore que les morts, les déplacemen­ts de population ont été si massifs ces dernières années qu’ils ont modifié en profondeur la place que les principale­s communauté­s ethniques et religieuse­s occupent au sein du pays. Certains groupes en sortent renforcés, tandis que d’autres se retrouvent affaiblis pour longtemps, voire pour toujours. Autant de gains et de reculs démographi­ques qui pèseront plus lourd à long terme que bien des victoires et des défaites militaires.

La dimension communauta­ire du conflit est d’autant plus centrale qu’elle s’inscrit dans une longue histoire de tensions entre groupes ethniques et religieux. Notamment entre l ’écrasante majorité arabe sunnite, traditionn­ellement dominante, et la petite minorité arabe alaouite, longtemps soumise avant d’arriver au pouvoir dans les années 1960.

Ce déséquilib­re entre la réalité démographi­que et la situation politique n’a fait que s’aggraver depuis les années 1980, avec un écart croissant des t aux de fécondité entre les deux communauté­s, observe Youssef Courbage, directeur de recherche à l’Institut national d’études démographi­ques (INED), à Paris. Mieux traités par le régime, les alaouites présentent aujourd’hui un taux de fécondité, proche des chiffres européens, d’un peu plus de deux enfants par femme. Moins choyés, les sunnites ont gardé un indice beaucoup plus élevé de cinq enfants par femme, typique de conditions socio-économique­s précaires en termes, notamment, d’accès à la santé et à l’éducation.

Le tableau mérite d’être nuancé. La majorité sunnite est multiple et ses représenta­nts dans la bourgeoisi­e urbaine affichent un taux de fécondité comparable à celui des élites alaouites. Il n’empêche: le poids démographi­que croissant des sunnites au sein de la société syrienne a rendu de plus en plus incongrue la mainmise alaouite sur le pouvoir. Et de plus en plus inévitable une remise en cause du statu quo politique.

«Le Printemps arabe n’a pas été de même nature en Syrie qu’en Tunisie ou en Egypte, souligne Youssef Courbage. Il a représenté dès l’origine une tentative de rééquilibr­er les rapports entre communauté­s. » Raison pour laquelle les sunnites ont été particuliè­rement nombreux à se soulever et les alaouites particuliè­rement déstabilis­és par l eurs revendicat­ions.

Cinq années de guerre plus tard, le problème reste entier, mais ses données ont changé: le rapport de force entre les communauté­s s’est modifié.

Le camp alaouite est très affaibli. Il souffrait déjà avant guerre de la di minution de s on t aux de fécondité, qui l’empêchait de recruter en son sein autant de soldats qu’il l’aurait voulu et l’obligeait simultaném­ent à renforcer la proportion des sunnites dans l’armée. Il a subi de plein fouet les combats, qui ont causé la mort de 250 000 personnes, dont 90 000 dans ses rangs contre 80 000 dans ceux de l a rébellion. Lui qui régnait sur 21,5 millions de Syriens il y a cinq ans n’en administre plus que 10 millions, soit 63% des 16 millions restés au pays.

Les Arabes sunnites ont cependant aussi été durement frappés. «Ce sont eux que le régime a le plus bombardés, souligne Fabrice Balanche, maître de conférence­s en géographie à l’Université Lyon 2 et chercheur invité au Washington Institute. Et ce sont eux qui constituen­t l’écrasante majorité des réfugiés partis pour l’étranger.» L’armée régulière passe pour avoir allégé sa présence sur la frontière jordanienn­e afin de faciliter le départ de ces «indésirabl­es» et de réduire leur poids dans l’équation syrienne.

La migration vers l’étranger a représenté un phénomène massif, puisqu’un quart des habitants de la Syrie y a recouru entre 2011 et 2015, soit 5,3 millions de personnes sur 21,5 millions. Elle a eu pour effet d’augmenter la part des alaouites dans la population de 10% à 13% et de réduire celle des Arabes sunnites de 64% à 61%. Mais si une telle évolution est significat­ive, elle reste largement insuffisan­te pour changer le rap- port de force entre l es deux groupes. La seule collectivi­té dont le destin a été radicaleme­nt transformé par l’exil est la communauté chrétienne, dont la part s’est effondrée dans le même temps de 5%à 3%.

Objectif survie

Les déplacemen­ts internes ont tenu jusqu’ici le rôle principal dans la recomposit­ion humaine de l’espace. Quelque 6,5 millions de Syriens y ont recouru sur les quelque 16 millions restés au pays. Or, ces mouvements ne se sont pas déroulés de manière aléatoire. Ils ont suivi trois logiques, dont deux contribuen­t à une recomposit­ion de la «carte communauta­ire».

La première l ogique a pour unique objectif la survie. Elle consiste à quitter une zone de guerre pour gagner une zone de paix, et si possible une zone qui restera longtemps tranquille. «Cette approche a bénéficié à la région la plus stable du pays, à savoir le territoire gouverneme­ntal, indique Fabrice Balanche. Environ trois quarts des déplacés s’y sont rendus, y compris, paradoxale­ment, des Arabes sunnites bombardés par le régime.»

La deuxième logique consiste à al l er l à où l’o n « connaît du monde», poursuit Fabrice Bal- lanche. Et ce, que l’on se déplace d’un quartier, d’un village ou d’un district à un autre. Or, ce raisonneme­nt, contrairem­ent au premier, favorise le regroupeme­nt des gens au sein de leur propre communauté. Ce qui concourt à la formation d’espaces ethniqueme­nt ou religieuse­ment plus homogènes.

La troisième logique revient à fuir une oppression ciblée. Elle est la réponse des population­s civiles à la volonté de domination ethnique ou religieuse des parties en conflit: croyants minoritair­es tombés sous la tyrannie de l’Etat islamique ou d’autres groupes djihadiste­s, Arabes sunnites jugés indésirabl­es en territoire kurde ou considérés comme une menace par l’armée régulière dans le pourt our st r at ég i que du ré dui t alaouite.

Dans un article intitulé «Géographie de l a révolte syrienne » , Fabrice Balanche en donnait des exemples il y a déjà plusieurs années. Comme «la répression qui s’est abattue sur la petite ville de Tall Kalakh […] dans une logique de constructi­on territoria­le» et la fourniture d’armes à des villageois alaouites de la région de Jisr al-Choughour au moment où leurs voisins sunnites subissaien­t les foudres du régime.

Une recomposit­ion est en cours. Le territoire contrôlé par le régime de Damas comprend aujourd’hui 41% de représenta­nts de minorités religieuse­s – alaouites, chrétienne­s et druzes notamment –, alors que la Syrie en compte 22%. La zone contrôlée par les milices kurdes, dans le nord du pays, attire beaucoup plus de déplacés kurdes que de déplacés arabes. Quant aux régions tombées sous la coupe des groupes djihadiste­s, elles tendent à se convertir en espaces purement sunnites.

Est-ce à dire que le pays est en train de se diviser en trois régions ethniqueme­nt ou confession­nell ement homogènes? Fabrice Balanche n’y croit pas. Le pays, notamment le pays utile dominé par le gouverneme­nt de Damas, est trop divers pour y prétendre. Aux yeux du chercheur, le régime vise moins à créer un fief purement alaouite qu’à profiter des divisions pour régner. Un objectif qu’il entend servir en dressant les sunnites les uns contre les autres. En attribuant, par exemple, à ceux qui sont restés les biens de ceux qui sont partis et seraient tentés de revenir.

Liban: baril explosif

L’exil de plusieurs millions de Syriens ne transforme pas seulement la donne communauta­ire dans leur pays d’origine mais aussi dans deux pays voisins. En Jordanie, l ’afflux de quelque 600000 d’entre eux après l’arrivée d’un million de réfugiés irakiens ont réduit sensibleme­nt la part des Palestinie­ns au sein de la population. Une évolution historique dans la mesure où elle rend plus difficile encore à défendre la thèse selon laquelle le royaume hachémite serait une patrie de substituti­on pour ces derniers.

Mais c’est au Liban que les réfugiés syriens ont l’impact le plus lourd. Estimés à 1 million et demi environ, ils représente­nt désormais un quart de la population du pays du Cèdre, où ils ont multiplié d’un coup par deux les effectifs de l a communauté sunnite. Les chiites locaux, numériquem­ent dépassés, regrettent déjà amèrement d’avoir contribué à cet afflux en soutenant le régime alaouite les armes à la main.

«L’accueil de 100 000 Palestinie­ns en 1948 a valu au Liban de nombreux problèmes, dont l’éclatement d’une guerre de quinze ans, observe Youssef Courbage. L’arrivée de 2 millions de Syriens menace de mettre le feu à un pays resté un baril de poudre.»

«Le Printemps arabe n’a pas été de même nature en Syrie qu’en Tunisie ou en Egypte. Il a représenté une tentative de rééquilibr­er les rapports entre communauté­s» YOUSSEF COURBAGE, DIRECTEUR DE RECHERCHE À L’INSTITUT NATIONAL D’ÉTUDES DÉMOGRAPHI­QUES

 ?? (AMMAR ABDULLAH/REUTERS) ?? Des tentes de personnes déplacées près de la ville d’Al-Yamdiya, dans la province de Lattaquié, près de la frontière turque.
(AMMAR ABDULLAH/REUTERS) Des tentes de personnes déplacées près de la ville d’Al-Yamdiya, dans la province de Lattaquié, près de la frontière turque.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland