Le Temps

Un institut français accusé de piller les remèdes traditionn­els

Un brevet déposé sur une molécule issue d’une plante médicinale utilisée par les autochtone­s de Guyane illustre le débat sur l’accapareme­nt des savoirs par le monde occidental

- MARTINE VALO (LE MONDE)

L’affaire est à la fois sensible et exemplaire, parce qu’elle met en cause un organisme public, l’Institut de recherche pour le développem­ent (IRD), et qu’elle illustre la question de l’exploitati­on des savoirs ancestraux et des ressources biologique­s puisés chez les peuples autochtone­s par des firmes pharmaceut­iques ou cosmétique­s. C’est là l’un des enjeux de la future loi sur la biodiversi­té que les sénateurs français ont adoptée le mardi 26 janvier.

Les faits ont été dénoncés par la Fondation Danielle Mitterrand – France Libertés, qui traque depuis une dizaine d’années les pratiques de biopirater­ie. Elle affirme que le brevet délivré en mars 2015 à l’IRD sur une molécule issue d’un petit arbre tropical, le Quassia amara, est un cas d’école. «C’est un exemple caractéris­é d’accapareme­nt, une injustice flagrante à l’égard des peuples autochtone­s de Guyane», estime Emmanuel Poilane, le directeur de France Libertés. La fondation a fait opposition auprès de l’Office européen des brevets.

Les feuilles de Quassia amara ont des propriétés insecticid­es et des vertus médicinale­s bien connues en Amérique latine, où elles sont en particulie­r utilisées pour traiter des accès de paludisme. Les chercheurs de l’IRD en ont isolé une molécule, la simalikala­ctone E (SkE), qu’ils destinent à enrichir la pharmacopé­e antipaludi­que. Mais avant de se concentrer sur cette plante, ils ont auparavant interrogé des communauté­s Kali’na, Palikur et des créoles en Guyane, pour connaître leurs remèdes traditionn­els, leur technique, leurs effets.

Cette enquête ethnobotan­ique n’a rien de secret: l’équipe d’ethnopharm­aciens et de biologiste­s l’a racontée dans plusieurs articles scientifiq­ues. Ce travail lui a d’ailleurs valu d’être récompensé­e par leur insti- tution du Prix de l’innovation pour le Sud en 2013. France Libertés reproche à l’IRD de ne pas avoir demandé leur consenteme­nt aux communauté­s qui l’ont aiguillé sur le Quassia amara et de ne pas avoir cherché à les associer à cette découverte d’une façon ou d’une autre.

«Absence totale d’éthique»

«Nous soutenons que dans le cas de la SkE, l’invention revendiqué­e n’est pas nouvelle, car les chercheurs ont reproduit un savoir transmis de génération en génération», résume Emmanuel Poilane.

«L’utilisatio­n abusive des connaissan­ces traditionn­elles des population­s sans leur consenteme­nt préalable, ainsi que l’absence totale de retour pour le territoire, ne peuvent plus être tolérées», a réagi comme en écho Rodolphe Alexandre (divers gauche), le président de la collectivi­té territoria­le de Guyane. Mardi 26 janvier, dans un communiqué, il dit avoir appris «avec grand étonnement» le dépôt d’un brevet sur une «espèce typique de la pharmacopé­e traditionn­elle locale» et dénonce «l’absence totale d’éthique de la part de ces chercheurs». Il cite en exemple de pratiques vertueuses d’autres recherches sur des plantes menées dans le cadre d’un partenaria­t entre le CNRS, l’Institut Pasteur, l’Université de Guyane et l’agence régionale de développem­ent économique.

Pour l’IRD, qui compte 2000 coll aborateurs – dont plus de 800 chercheurs –, travaillan­t depuis plus de soixante ans principale­ment en Afrique, en Méditerran­ée, en Amérique latine, en Asie et dans l’outre-mer tropical français, les accusation­s sont lourdes. «On nous fait un mauvais procès! » s’emporte Jean- Paul Moatti, président-directeur général de cet établissem­ent public.

«Cette affaire est grave, car elle revient à freiner la recherche, alors que nous sommes confrontés à une course de vitesse pour trouver de nouvelles molécules antipaludi­ques tandis que les souches de moustiques développen­t des résistance­s, dénonce-t-il. Pour avancer, nous n’avons pas d’autre choix que de déposer des brevets. Evidemment, s’il y a un jour une exploitati­on en partenaria­t avec un laboratoir­e pharmaceut­ique, nous prendrons soin d’exiger que les population­s du Sud dans leur ensemble bénéficien­t de prix adaptés.»

«Une vingtaine de brevets suspects»

Voilà pour une éventuelle commercial­isation, mais qu’en est-il de la phase préalable de partage des connaissan­ces? Jean-Paul Moatti rappelle qu’il n’existait ni notion de communauté autochtone ni cadre défini pour obtenir leur consenteme­nt au moment de l’enquête de terrain, en 2003.

Cela devrait changer. En effet, le projet de loi sur la biodiversi­té prévoit que l a France ratifie prochainem­ent le Protocole de Nagoya. Cet accord internatio­nal sur l’accès aux ressources génétiques et sur «le partage juste et équitable des avantages» n’est pas une nouveauté: il découle d’un engagement pris au moment du Sommet de la Terre de Rio en 1992, sous l’égide des Nations unies. La France l’a signé en 2011, mais pas encore ratifié.

Dès lors que cela sera fait, d’autres règles déontologi­ques devront être établies, l’IRD y est-il prêt? «Nous les mettrons bien sûr en oeuvre dès que la loi sera votée et nous partageron­s les éventuelle­s retombées économique­s de cette innovation», assure-t-il.

«C’est une injustice flagrante à l’égard des autochtone­s de Guyane» EMMANUEL POILANE, DIRECTEUR DE FRANCE LIBERTÉS

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(DEA/G.CIGOLINI) La «Quassia amara» est utilisée pour traiter les accès de paludisme.

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