Le Temps

Bischof, oeil engagé

PHOTOGRAPH­IE Le Musée de l’Elysée consacre deux exposition­s au reporter zurichois Werner Bischof, qui aurait eu 100 ans cette année. Ici: «Breast with Grid», travail réalisé en 1941.

- CAROLINE STEVAN Jusqu’au

Il aurait pu devenir peintre. S’est parfois mordu les doigts d’avoir changé de voie. Mais Werner Bischof ressentait le besoin de se frotter au monde et d’en témoigner. Pour célébrer le centenaire de sa naissance, le Musée de l’Elysée et la Fondation Magnum organisent à Lausanne une rétrospect­ive hommage à l’esthète devenu reporter.

Pour respecter la chronologi­e – et elle est éclairante –, commencer la visite de l’exposition par les combles. Au centre, les premières images du Zurichois. Fascinante­s planches- contacts et tirages d’époque. Formes géo- symétrique­s blanches sur fond noir: jeux de lumière, reflets multiples dans une bulle de savon, fleurs si joliment isolées qu’on dirait des estampes. Tout est prétexte à chercher la perfection formelle, abstraite. Jusqu’aux femmes. Dans une approche rappelant le surréalism­e, Bischof photograph­ie un ventre strié de motifs réticulés ou un visage parsemé de taches de lumière. «En 1933, à 16 ans, Werner Bischof intègre la première classe de photograph­ie de Hans Finsler, à l’Ecole des arts appliqués de Zurich. Finsler traque la beauté pure de l’objet photograph­ique et Bischof excelle dans ce domaine. Il réduit les plantes, les matières et même les femmes à des abstractio­ns», note Daniel Girardin, commissair­e d’Helvetica, dédiée aux années suisses de l’artiste. Bischof ouvre un studio et se fait un nom dans la mode et la publicité. il documente les ravages de l’après-guerre et la reconstruc­tion. Partout, des mères et des enfants plus ou moins débraillés, des hommes à la tâche, des vieilles en noir. Ici, un homme endormi sur sa miche de pain. Là, un orphelin en larmes. «Je ne peux plus photograph­ier de belles chaussures», écrit-il à son père. Le regard est humaniste et empathique, Bischof se place à la hauteur du malheur des autres. Une démarche proche de celle d’un Cartier-Bresson, autre reporter esthète, qui fera de Bischof le premier membre de l’agence Magnum outre ses fondateurs, en 1949. Nombreuses, les planches-contacts indiquent les recadrages et la sélection des images, montrent que l’homme tourne autour des sujets, multiplie les angles et les prises de vue.

«Mon père a toujours cherché à combiner la forme et le fond. Impression­né par les destructio­ns et les malheurs d’aprèsguerr­e, il voulait en témoigner. Il se sentait chanceux d’être Suisse et responsabl­e de montrer ce qui se passait ailleurs. Il a souhaité changer le monde avec ses photograph­ies», souligne au téléphone Marco Bischof, fils du reporter et commissair­e de l’exposition Point de vue, au rez-de-chaussée du musée. En 1951, Werner Bischof débarque en Inde pour un sujet sur les maharadjah­s. Il photograph­ie les mendiants, les ouvriers et les danseurs de kathakali, mais surtout la famine dans l’Etat du Bihar. Life, qui tire à 5 millions d’exemplaire­s, publie le reportage et le Zurichois accède à une notoriété internatio­nale. Il gagne le Japon, pour quelques semaines, et y reste une année; un esthète ne peut que trouver son bonheur dans un pays pareil. Il y dessine beaucoup. Puis c’est l’Indochine et sa guerre, mais Bischof se concentre sur l’arrière. Des femmes priant pour leur mari, un fermier et ses vaches, des gosses, toujours. «Cela ne l’intéresse pas d’aller au front, à la manière d’un Capa. Il préfère se pencher sur les effets de la guerre sur les population­s civiles et notamment les enfants», estime Marco Bischof. En Corée cependant, en 1952, le reporter photograph­ie les camps de rééducatio­n, les prisonnier­s du Nord, les jeunes affamés.

«Sans cesse, il s’interroge sur le but de ses images et l’utilisatio­n qui en est faite. Cela l’épuise», analyse Daniel Girardin. «La presse l’agace car il n’est pas libre d’y raconter ses photograph­ies, alors il monte une exposition à Zurich sur ses images asiatiques, prépare un livre sur le Japon puis rejoint les Etats-Unis en 1953, avec sa femme, pour y trouver de nouvelles formes d’expression», indique encore le fils. C’est sur cet épisode américain qu’ouvre Point de vue, exposition non chronologi­que produite par l’agence Magnum. Des tirages récents montrent les Ektachrome réalisés alors. Entrelacs de routes, ouvrier enduit de peinture sur le Golden Gate (l’affiche de l’exposition), reflets dans une berline; où l’on voit que c’est bien en noir et blanc que Bischof excelle. A partir de là, l’homme gagne le Mexique puis le Pérou. «Son grand projet était de descendre l’Amérique latine jusqu’au cap Horn, puis d’embarquer jusqu’en Afrique du Sud et de remonter le continent, poursuit Daniel Girardin. Mais il y a eu l’accident.» Une voiture qui sort de la route, le 16 mai 1954 dans les montagnes andines. La légende dit que la dernière image saisie par Bischof est celle – ultra connue – de cet enfant jouant de la flûte sur un chemin perché. Un enfant heureux.

«Mon père a toujours cherché à combiner la forme et le fond»

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 ?? (©WERNER BISCHOF/MAGNUM PHOTOS) ?? Werner Bischof: Helvetica et Point de vue
1er mai 2016 au Musée de l’Elysée, à Lausanne.
«Ruines du Reichstag», Berlin, 1946.
(©WERNER BISCHOF/MAGNUM PHOTOS) Werner Bischof: Helvetica et Point de vue 1er mai 2016 au Musée de l’Elysée, à Lausanne. «Ruines du Reichstag», Berlin, 1946.
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