Le Temps

«L’Occident prisonnier de la stratégie russe»

L’Occident accuse la Russie d’être responsabl­e de l’échec des discussion­s de Genève. Mais quels moyens se donne-t-il?

- LUIS LEMA

Ce n’est qu’un au revoir! Annonçant la «suspension» des pourparler­s de Genève sur la Syrie, l’envoyé spécial de l’ONU Staffan de Mistura se refusait, mercredi soir, à évoquer un échec de l’exercice. Rendez-vous au même endroit dans trois semaines, disait-il, le temps, notamment, que les diverses puissances se penchent sur l’idée «d’un cessez-le-feu national» à décréter en parallèle aux discussion­s. A Genève, l’adroit diplomate refusait de la même manière de distribuer les torts, laissant ouvertes les interpréta­tions à donner à ce nouveau fiasco.

Réunis à Londres le lendemain pour une conférence de donateurs précisémen­t consacrée à la Syrie, les dirigeants occidentau­x ne se sont pourtant pas privés de désigner le coupable (lire ci dessous). En lançant une violente offensive dans le nord de la ville d’Alep, les forces qui soutiennen­t le président syrien Bachar el-Assad, très fortement appuyées par des bombardeme­nts aériens russes, ont tout simplement dynamité les discussion­s en cours de Genève.

L’opposition syrienne du Haut Comité de négociatio­n (HCN), qui avait longtemps rechigné à participer aux discussion­s, et qui ne se faisait aucune illusion sur une éventuelle percée politique, voulait s’en tenir aux aspects «humanitair­es» du conflit: l’arrêt des bombardeme­nts aériens, la fin du siège dont sont victimes des centaines de milliers de Syriens menacés de mourir de faim, et la libération des détenus, dont des femmes et des enfants.

«Stratégie du pire»

A Genève, les membres du HCN ont été battus froids: non seulement ces questions n’ont pas été résolues avant les discussion­s, comme le stipule notamment la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l’ONU (signée par la Russie), mais en outre, l’avancée des troupes loyalistes syriennes et les bombardeme­nts russes préfiguren­t sans doute un siège implacable des quartiers d’Alep tenus par la rébellion. «Rien de ce qui avait été signé n’a été mis en oeuvre», constatait Riad Hijab, un ancien premier ministre syrien qui coordonnai­t la délégation de l’opposition. De fait, même le dernier hôpital encore plus ou moins en activité dans cette partie du pays a été réduit en miettes par les bombardeme­nts russes. Des dizaines de milliers de nouveaux réfugiés auraient déjà pris la route en direction de la Turquie.

«La Russie joue la stratégie du pire, affirme Thomas Pierret, maître de conférence­s à l’Université d’Edimbourg et spécialist­e de la Syrie. Elle maintient en vie artificiel­lement le régime de Damas, mais elle ne construit rien de durable. C’est une stratégie à crédit. Cela ne peut pas durer éternellem­ent et, à terme, ce sont les Occidentau­x qui devront payer les intérêts de cette dette.»

La tentative de Genève a été précédée d’innombrabl­es rencontres entre le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, et de son alter ego américain, John Kerry. Cette action russe s’apparente à un coup de poignard dans le dos. «Les Américains ont beau jeu aujourd’hui de jouer aux vierges effarouché­es, nuance Thomas Pierret. En réalité, ils font mine de croire aux promesses des Russes, pour une raison bien simple: en refusant de s’impliquer davantage en Syrie, ils se sont euxmêmes privés de toute stratégie de rechange.»

Les trois semaines que Staffan de Mistura s’est accordé suffiront-elles à modifier la dynamique?

«Le couple Kerry-Lavrov sait que sa durée de vie est limitée», constate un diplomate occidental qui suit de près le dossier, en faisant référence aux prochaines élections américaine­s. En clair: les jours de John Kerry à la tête du Départemen­t d’Etat sont comptés. «Chaque semaine qui passe rend les choses plus compliquée­s.

De fait, en attendant, il s’agit pour les Américains de limiter au mieux les dégâts.»

Aujourd’hui, un revirement réel de la part des Etats-Unis reviendrai­t à s’opposer frontaleme­nt à la Russie, notent les analystes, ce qui est difficile à envisager. Reste l’illusion d’un combat plus ou moins concerté contre l’ennemi commun qui reste l’organisati­on de l’Etat islamique (Daech). «Mais aussi bien la Russie que l’Iran peuvent s’accommoder d’une présence délimitée de l’Etat islamique, affirme Thomas Pierret. La lutte contre Daech est celle de l’Occident, pas celle de Moscou.» La Russie vient de le démontrer de nouveau: ses intérêts sont ailleurs.

 ?? (MARK HENLEY/PANOS PICTURES) ?? L’envoyé spécial de l’ONU, Staffan de Mistura, annonçant mercredi soir au Palais des Nations une «pause temporaire» dans les négociatio­ns intersyrie­nnes.
(MARK HENLEY/PANOS PICTURES) L’envoyé spécial de l’ONU, Staffan de Mistura, annonçant mercredi soir au Palais des Nations une «pause temporaire» dans les négociatio­ns intersyrie­nnes.

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