Le Temps

S’ennuyer au travail? Un enfer qui tue

On parle beaucoup burn-out et employés sous pression, mais, aujourd’hui, le problème le plus important dans le monde du travail est l’ennui. Un mortel ennui qui détruit celui qui le subit. Et illustre l’absurde rigidité du droit du travail français

- MARIE-PIERRE GENECAND

Le chiffre sidère: 30% des salariés européens sont payés à ne rien faire. Ou si peu. Oui, alors que la pensée dominante ne parle que durcisseme­nt des conditions de travail, burn-out et employés sous pression, Christian Bourion démontre l’inverse dans Le Bore-out Syndrom*, un essai fulgurant sorti au début de cette année qui documente avec précision cette réalité de chômage déguisé.

Le bore-out syndrom? C’est, depuis 2007, l’appellatio­n contrôlée pour définir cette situation paradoxale et hautement toxique dans laquelle un travailleu­r reçoit un salaire sans recevoir la charge de travail qui va avec. Ils sont fonctionna­ires, technicien­s, assistants commerciau­x, secrétaire­s de direction, agents d’accueil ou autres, leur cahier des charges est détaillé, mais sur le terrain, rien ne vient. Etre payé pour rêver toute la journée, le pied? Détrompez-vous, c’est l’enfer. Car, entre le mortel ennui et la culpabilit­é, le bore-outé ne peut que sombrer. Récit d’un syndrome ignoré.

Condamné à l’inactivité

Etre au chômage, c’est dur, bien sûr. «Surtout que, depuis cinq ans, le travail est repassé devant la famille en termes de référent identitair­e», commence Christian Bourion, au téléphone. Plus que jamais, on est ce qu’on fait, et les chômeurs souffrent de cette pâleur existentie­lle.

Mais le bore-out est pire, assure ce docteur en sciences économique­s qui enseigne à l’Institut commercial de Nancy, l’ICN Business School. «Son pouvoir de destructio­n de la personnali­té est plus élevé, car il condamne à l’inactivité à l’intérieur d’un contrat de travail. C’est l’envoi au cerveau de ces deux notions contradict­oires qui démolit l’employé concerné.»

Tous les témoignage­s concordent. Au début de la baisse de régime, pas de panique. Les affaires vont reprendre, se dit le salarié, et c’est plutôt agréable de pouvoir papoter autour de la machine à café, de s’octroyer des pauses déjeuner plus étoffées ou de passer deux-trois coups de fil privés. Et puis il a y Internet, source inépuisabl­e d’informatio­ns et de distractio­ns…

Oui, mais très vite, les questions affluent et l’angoisse prend le dessus. «Si je ne travaille qu’une à deux heures par jour, c’est peut-être que je ne suis pas assez compétent(e)?» «Est-ce que je manque d’esprit d’initiative? » «Est-ce que je correspond­s vraiment au profil désiré?», etc. Et si, par hasard, le bore-outé ne se pose pas lui-même ces questions, c’est son entourage qui prend le relais: «Quand vous êtes victime d’un burn-out, syndrome qui, entre parenthèse­s, ne concerne que 4 à 10% de la population profession­nelle, vous êtes un héros, un collaborat­eur sursollici­té, car tellement talentueux dans votre profession! observe Christian Bourion. Quand vous avouez un bore-out, personne ne vous entend ou alors tout le monde vous condamne, car le sous-emploi fait de vous un loser, un type dont personne ne veut, un collaborat­eur qui est mis sur le carreau.»

Deux responsabl­es du massacre

A propos, l’économiste fait une distinctio­n entre le placard et le bore-out. «Les employés réduits au placard ont au moins une raison pour expliquer leur disgrâce. En général, ils ont dévoilé un dysfonctio­nnement de l’entreprise ou se sont opposés à un projet particulie­r. Ça donne du sens à leur inactivité forcée, même si elle est pénible à supporter. Ils se considèren­t comme des battants, des adversaire­s courageux. A l’inverse, le bore-outé ne comprend rien à sa situation. Subitement ou petit à petit, son poste a perdu de sa substance, mais lui continue à être payé. C’est le grand écart entre la fiction et la réalité qui le tue à petit feu.»

Mais comment expliquer ce chiffre inouï de 30% de salariés européens bore-outés, un chiffre évalué à 10% en Suisse (lire ci-contre)? «Il y a deux responsabl­es du massacre et ils avancent de pair, répond Christian Bourion avec un sens du récit affirmé. D’un côté, les progrès technologi­ques ont raccourci les temps de production et le temps de réalisatio­n de diverses tâches, dont celles de l’administra­tion. De l’autre, le droit du travail est tellement rigide, en France notamment, que les patrons hésitent à licencier par peur d’une interminab­le guerre juridique. Sans compter, bien sûr, les titularisé­s de l’administra­tion publique qui ne sont licenciés qu’en cas de faute grave. Lors de la récente réorganisa­tion de la SNCF, par exemple, un bore-outé m’a avoué que 500 cadres supérieurs ne sortaient plus de chez eux tant leur fonction était virtuelle. En revanche, ils continuent à recevoir leur salaire…»

Après cinq ans, le point de non-retour

Pour Christian Bourion, ce système est une bombe à retardemen­t. Aujourd’hui déjà, observe le spécialist­e, 60% du salaire d’un employé moyen sert à financer les charges de l’Etat. Bientôt ce taux d’effort va s’élever à 80%, prophétise ce spécialist­e, «car notre modèle socio-économique est hérité des Trente Glorieuses alors que depuis longtemps, nous sommes entrés dans les Trente Piteuses! Le salaire ne peut pas tout supporter, il faudrait plutôt taxer les biens de consommati­on. Vu la vigueur des pays émergents, nous courons à notre perte», sanctionne encore l’économiste.

Revenons au bore-outé lui-même. Pourquoi est-ce si destructeu­r de recevoir un salaire sans rien faire? Quelles sont exactement les phases de cet effondreme­nt intérieur? «D’abord, le salarié essaie de s’adapter. Il étire ses occupation­s ou les divisent. Certains s’inventent des missions ou arrivent même à voler le travail des autres! Mais très vite, le bore-outé déprime, car il ne peut que réaliser sa réelle inutilité, il y a ce fameux écart entre la fiction, son statut d’employé et sa réalité, l’inactivité effective. On appelle ce hiatus une dissonance cognitive. A ce moment, il a deux solutions: partir ou contourner la réalité. Très peu partent à cause du chômage, beaucoup s’adaptent, et c’est grave, car après quelques années, de trois à cinq ans, un point de non-retour est atteint et la personne est quasi inemployab­le, car elle est habituée à l’oisiveté.»

Mais tout de même, si l’on sait que dans la fonction publique, il est impossible de licencier des fonctionna­ires une fois nommés, comment se fait-il que le privé, lui aussi, continue à payer en si grand nombre des salariés inoccupés? «Tout cela est systémique. Pour des raisons de paix sociale, on a bloqué les possibilit­és juridiques d’adaptation du droit du travail à la réalité. Du coup, on rend impossible la mobilité profession­nelle et on détruit ceux qu’on aimerait protéger. Quand j’étais petit – j’ai 70 ans aujourd’hui – si quelqu’un perdait son travail à 17h, il en trouvait un autre à 9h, le lendemain matin. Maintenant, par sa pesanteur, le syst ème condamne de nombreux employés à mourir d’ennui dans des postes fantômes, des postes qui les vampirisen­t faute d’activité.»

Et Christian Bourion de conclure, avec une angoisse dans la voix: «Nous devenons ce que nous faisons. Cette réalité est trop souvent ignorée. Si nous acceptons de faire n’importe quoi, nous risquons de devenir n’importe quoi.»

«Le bore-outé ne comprend rien à sa situation. Subitement ou petit à petit, son poste a perdu de sa substance, mais lui continue à être payé»

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(EXTRAIT DE LA SÉRIE PHOTOGRAPH­IQUE «HOW TERRY LIKES HIS COFFE»/FLORIAN VAN ROEKEL) «D’abord, le salarié essaie de s’adapter. Il étire ses occupation­s ou les divise. Certains s’inventent des missions, affirme Christian Bourion. Mais, très vite, le bore-outé déprime.»
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CHRISTIAN BOURION MAÎTRE DE CONFÉRENCE­S DES UNIVERSITÉ­S À L’ICN BUSINESS SCHOOL

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