Le Temps

A Lausanne, Silke Grabherr a révolution­né la médecine légale

La nouvelle directrice du Centre universita­ire romand de médecine légale, à Lausanne, a mis au point une technique pour visualiser les vaisseaux sanguins d’un mort. Cette idée à laquelle personne ne croyait est désormais utilisée partout dans le monde. Re

- SYLVIE LOGEAN

Il est des idées folles auxquelles personnes ne croit. Jusqu’au jour où l ’on réalise qu’elles pourraient engendrer une véritable révolution. Silke Grabherr, fraîchemen­t promue à la tête du prestigieu­x Centre universita­ire romand de médecine légale et de ses quelque 150 collaborat­eurs, en sait quelque chose. Sa méthode d’angiograph­ie post-mortem permet d’investigue­r le système vasculaire d’une personne décédée de manière détaillée grâce à l’imagerie médicale. Elle est aujourd’hui une technique de référence dans l e monde entier.

Mieux qu’une autopsie traditionn­elle, elle permet d’identifier précisémen­t la source d’une hémorragie. Un avantage qui peut s’avérer déterminan­t en cas de suspicion d’erreur médicale, ou de lésions vasculaire­s par agression à armes blanches.

Mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il aura fallu beaucoup de persévéran­ce à cette jeune femme de 36 ans pour réussir à imposer ce qui est désormais considéré comme un gold standard en médecine légale.

Deux minutes pour convaincre

Dans cette histoire incroyable, tout commence à Berne. Silke Grabherr débarque de son Autriche natale, où elle vient de boucler ses études de médecine à l’Université d’Innsbruck. Elle a décroché un stage d’un mois à l’Institut de médecine légale, dirigé alors par le professeur Richard Dirnhofer, que les spécialist­es considèren­t comme le père de l’autopsie virtuelle.

La jeune femme est bien déterminée à pratiquer cette discipline à la croisée du métier de policier, qu’elle rêvait d’exercer, et de celui de médecin. «Elle cherchait un sujet de thèse et était très motivée, se souvient Richard Dirnhofer. Je lui ai dit: «Cela tombe bien, j’ai quelque chose de très difficile à vous proposer.» A l’époque, nous développio­ns le principe d’autopsie virtuelle, notamment grâce à la tomographi­e, qui permet de reconstrui­re le volume d’un corps en trois dimensions. Mais nous faisions face à un problème de taille, car nous étions incapables de reconstitu­er le système vasculaire.»

Le problème, pour visualiser les vaisseaux, est que les cadavres n’ont pas de pouls, pas de circulatio­n sanguine. A l’époque, il était impossible de l eur i njecter l e produit de contraste nécessaire pour faire ressortir les veines, qui sont invisibles sur les radios standard.

Or, poursuit Richard Dirnhofer, «50% des cas que nous devions analyser étaient liés à l’aspect vasculaire, par exemple pour détecter une source d’hémorragie ou une malformati­on. Si nous n’arrivions pas à régler cette problémati­que, nos recherches à Berne ne faisaient plus aucun sens. Nous aurions même été contraints de les interrompr­e.»

On imagine déjà la pression sur les épaules de celle que le professeur Dirnhofer qualifie de savant mélange entre Sherlock Holmes ( pour la curiosité), le docteur Watson (pour son applicatio­n) et le commissair­e Maigret (pour son sens de la communicat­ion)… Mais Silke Grabherr ne se laisse pas démonter. La pression, elle connaît. Pour preuve, cette cavalière accomplie a été sacrée championne d’Autriche de dressage à l’âge de 18 ans.

«A l’époque, le professeur Dirnhofer était tout de même un peu contrarié à l’idée qu’une étudiante puisse s’occuper d’un sujet aussi ardu, précise Silke Grabherr. Il m’a donné un jour pour élaborer un projet de recherche. Après m’avoir écouté deux minutes, il m’a finalement accordé trois mois pour prouver que cela pouvait fonctionne­r.»

Des rats, de l’huile, des veaux

Hors de question, toutefois, de la laisser travailler sur des cadavres humains. «J’avais vu que l’on pouvait acheter des rats congelés servant à nourrir les tigres au zoo. Je suis donc rentrée en bus avec mes trois rongeurs et de l’huile achetée en supermarch­é, afin de reproduire l’effet du sang dans les veines. Cela a été un échec total, car lorsque les rats ont commencé à décongeler, impossible d’en faire quoi que ce soit.»

Pour son deuxième essai, Silke Grabherr songe à n’utiliser que des vaisseaux sanguins. «J’ai passé une journée entière à prélever des artères carotides sur des veaux à la boucherie centrale de Berne. Une expérience horrible!» Mais elle signe là sa première réussite: l’huile colorée i ntroduite dans l es artères ne s’échappe pas. Un succès important, car tout liquide aqueux injecté dans les vaisseaux sanguins d’un cadavre a tendance à se diffuser rapidement dans les tissus, du fait de l’altération cadavériqu­e rendant les veines plus poreuses.

Avec l’aide d’un professeur d’anatomie, Valentin Djonov, «le premier qui a vraiment cru en moi», la doctorante met au point un protocole de recherche, trouve un produit de contraste permettant de visualiser les vaisseaux par imagerie médicale, et met la main sur une huile possédant une bonne viscosité, «du diesel que j’avais prélevé dans une station essence » ! Ellee mprunte au concierge de l’institut une pompe à rotative capable de restaurer le processus de circulatio­n dans un corps inerte.

Elle peut alors tester sa méthode sur des cadavres de chiens et de chats, en injectant le liquide ainsi constitué au niveau de l’aine. Jusqu’à cette première image réussie… «Silke était tellement enthousias­te qu’elle m’a appelé à une heure du matin pour m’informer qu’elle était parvenue à voir les vaisseaux d’un chien jusqu’aux oreilles!», s’amuse Richard Dirnhofer.

Remplacer l’autopsie?

La standardis­ation de la méthode se passera à Lausanne. Sa thèse en poche, Silke Grabherr rejoint l’Institut universita­ire de médecine légale en 2007, sous la direction de Patrice Mangin, auquel elle succède aujourd’hui. Son expérience de gérante d’un magasin de matelas à eau – métier qu’elle a exercé à mi-temps à Innsbruck pour payer ses études de médecine – lui permet d’approcher l’industrie en parlant avec ses propres codes. En partenaria­t avec l’entreprise suisse Fumedica AG, qui produit notamment des valves cardiaques, une nouvelle pompe à perfusion, ainsi que du matériel d’injection prêt à l’emploi sont élaborés, facilitant les gestes liés à cette technique.

Depuis 2 01 2 , l ’a ngiographi­e post-mortem – la technique permettant de voir les veines d’un cadavre – est utilisée de façon routinière à Lausanne. Elle place l’Institut de médecine légale comme centre de référence internatio­nal dans l e domaine. Le développem­ent de cette méthode a également permis la mise en place d’une formation spécifique de technicien en radiologie forensique à la Haute Ecole de santé Vaud, qui attire chaque année entre 8 et 10 étudiants étrangers et intéresse toujours plus d’élèves sous nos latitudes.

«A force de travail et de volonté, Silke Grabherr a su s’imposer et faire rayonner sa technique ainsi que l’institut à l’étranger, relève Patrice Mangin. Cette méthode a révolution­né le domaine de la médecine légale en permettant d’affiner considérab­lement les résultats obtenus par autopsie traditionn­elle. Et peut-être qu’à terme, si certaines conditions sont réunies, elle pourrait même venir la remplacer.» Leçon d’adieu du professeur Mangin «Médecine légale d’hier, d’aujourd’hui et de demain» et leçon inaugurale de la professeur­e Silke Grabherr «La médecine légale par l’image: mythe ou réalité», vendredi 18 mars 2016 à 17h à l’auditoire César-Roux du CHUV. Entrée libre.

«J’ai passé une journée entière à prélever des artères carotides sur des veaux à la boucherie centrale de Berne. Une expérience horrible!»

SILKE GRABHERR

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(BERTRAND REY) Silke Grabherr: la technique d’angiograph­ie post-mortem de son invention est désormais considérée comme un «gold standard» en médecine légale.

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