Le Temps

Le rapport au temps, une variable du travail. Nos offres d’emploi

Les questions relatives au temps représente­nt une des sources de malentendu­s les plus récurrente­s dans le travail à l’internatio­nal ou en milieu multicultu­rel. Analyse

- AMANDA CASTILLO

Le Temps fête aujourd’hui ses 18 ans d’existence. Pour célébrer sa majorité, Carrières opère une plongée dans l es différente­s représenta­tions culturelle­s du temps. Ceux qui ont côtoyé des personnes de nationalit­és différente­s auront eu l’occasion d’observer que le rapport au temps varie d’une culture à l’autre. Un Chinois n’a par exemple pas les mêmes contrainte­s ou repères temporels qu’un Sénégalais, qu’un Espagnol ou qu’un Suisse. Si ce dernier utilise des plannings et des agendas pour gérer non seulement sa journée mais aussi ses mois à venir, il n’en va pas de même du Latin ou de l’Indien, dont la perception du temps est un peu plus élastique. Les baroudeurs qui ont déjà attendu un train sur un quai de gare indien auront certaineme­nt pris l a mesure de cette élasticité.

Sans surprise, les questions relatives au temps représente­nt une des sources de malentendu­s et une des raisons d’échecs les plus récurrente­s dans le travail à l’internatio­nal ou en milieu multicultu­rel.

Monochrone et polychrone

Dans leur livre L’Intelligen­ce intercultu­relle, Michel Sauquet et Martin Vielajus ont retranscri­t le témoignage d’une étudiante allemande engagée dans une mutuelle au Sénégal: «Lors de ma première réunion avec le directeur, j’ai constaté [ qu’il] n’hésitait pas à décrocher un seul appel, qu’il soit privé ou profession­nel. Au cours de notre réunion, il organisa la visite d’un bailleur de fonds, prit le temps de raconter les exploits de son fils dans un match de foot, expliqua en détail à un ami comment télécharge­r [un] logiciel… D’un côté, cela m’amusait mais de l’autre, cela m’agaçait et me donnait l’impression de ne pas être prise au sérieux. A la fin de notre réunion, le directeur m’a dit avec empathie: «Beaucoup d’Européens sont rendus perplexes par notre façon de travailler au Sénégal. Mais tu dois comprendre [qu’]ici on ne distingue pas notre temps au travail de notre temps personnel.»

A quoi sont dues ces différente­s perception­s culturelle­s du temps? Dans son livre Catégories de temps et relativité­s culturelle­s, Edward T. Hall explique qu’il existe deux modèles d’organisati­on du temps: «polychrone» et «monochrone». «Ces deux systèmes d’organisati­on sont logiquemen­t et empiriquem­ent tout à fait distincts. Comme l’huile et l’eau, ils ne se mélangent pas.»

Dans un s ys t è me « monochrone», courant en Europe du Nord ou en Amérique du Nord, la conception du temps est linéaire ou séquentiel­le. Les individus monochrone­s considèren­t celui-ci comme une entité unique et tangible, qu’il est possible de planifier, contrôler, gaspiller et gagner, raison pour laquelle un manque de ponctualit­é peut être un facteur d’irritation. La vie pro- fessionnel­le et sociale est dominée par un horaire ou un programme. Cette tendance pousse à l’établissem­ent constant de priorités. «On traite d’abord les affaires importante­s, en y consacrant la plus grande partie du temps disponible, et en dernier lieu seulement les affaires secondaire­s que l’on néglige ou abandonne si le temps manque», relève Hall.

Dans une culture «polychrone», que l’on retrouve dans les sociétés méditerran­éennes ou dans le monde arabe, les individus sont engagés dans plusieurs événements, situations ou relations à la fois, et le temps est rarement perçu comme «perdu». «Les rendez-vous ne sont pas pris au sérieux, et par conséquent, souvent négligés ou annulés», observe Hall. L’anthropolo­gue américain ajoute que ce système met mal à l’aise un Américain, dans la mesure où «rien n’est solide ou ferme, en particulie­r les projets que l’on établit pour le futur; même des projets importants peuvent être modifiés jusqu’à la dernière minute.» A l’inverse, les individus polychrone­s sont gênés par l’étanchéité qui existe entre le temps profession­nel et le temps privé chez l es monochrone­s. «Dans l’approche polychrone, les individus tendent à intégrer et à emboîter plus facile- ment des activités profession­nelles et des activités «socioémoti­onnelles». Ils tendent à mettre plus en avant le temps de la relation que le temps plus «artificiel» de la montre», analysent Michel Sauquet et Martin Vielajus.

Cyclique et chronologi­que

Quelle est l’origine des systèmes polychrone­s et monochrone­s? La question du temps se conçoit spécifique­ment à travers la problémati­que du langage. En effet, les règles de grammaire commandent nos manières respective­s de découper la réalité, expliquent Michel Sauquet et Martin Vielajus. Autrement dit, l’architectu­re de nos langues influe sur notre manière de raisonner et de percevoir le temps. «En fonction des langues, nous recourons ou non aux conjugaiso­ns des verbes, à l’emploi de formes passées ou de formes futures.» Par exemple, la langue française opère une distinctio­n très nette entre le passé, le présent et le futur, et privilégie donc la chronologi­e. A l’inverse, le mandarin qui ne conjugue pas (les verbes sont invariable­s et les temps sont marqués par l’adjonction, avant ou après le verbe, de particules ou d’auxiliaire­s) ne donne pas à opposer des temps. Il en résulte une vision du temps cyclique. Dans son ouvrage Du temps, le sinologue François Jull ien rappelle l es contorsion­s qu’ont dû faire les Chinois pour traduire le mot «temps» lorsqu’ils ont rencontré la pensée européenne au XIXe siècle. En usant de néologisme­s et en faisant un détour par la langue japonaise, ils ont fini par proposer le mot «entre moments» ( shijian).

Un système est-il meilleur qu’un autre? Pour Edward T. Hall, chaque système a sa logique et sa vertu. Ainsi, si l’approche séquentiel­le semble plus «maîtrisabl­e» dans un environnem­ent lui-même stable, elle peut être génératric­e de tensions, les structures temporelle­s n’étant pas inhérentes aux rythmes biologique­s des êtres humains ou à leurs impulsions créatrices.

Une question d’environnem­ent

Reste que l’opposition des systèmes monochrone­s et polychrone­s dans un même espace de travail ou de négociatio­n pose de sérieux problèmes aux parties en présence. L’heure convenue pour une réunion mais aussi le délai de mise sur le marché et le temps de production et de livraison d’un produit peuvent être approximat­ifs ou précis selon les individus et leur culture. Pour travailler en bonne intelligen­ce, gardons-nous de produire des j uge ments moraux qui n e tiennent pas compte de l’environnem­ent humain et culturel des personnes. « Ce que nous estimons être chez l’autre de la lenteur ou un manque d’investisse­ment profession­nel est parfois un art de l’action qui a lui aussi son efficacité», rappellent Michel Sauquet et Martin Vielajus. Même une horloge cassée a raison deux fois par jour.

Ce que nous estimons être de la lenteur chez l’autre est parfois un art de l’action qui a lui aussi son efficacité

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(CORBIS) Sans surprise, les questions relatives au temps représente­nt une des sources de malentendu­s et une des raisons d’échecs les plus récurrente­s dans le travail à l’internatio­nal ou en milieu multicultu­rel.

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