Le Temps

Donald Trump, un nouveau Mussolini?

- Project Syndicate, 2016. www.project-syndicate.org, traduit de l’anglais par Martin Morel. JOSEPH S. NYE, JR. PROFESSEUR À HARVARD, CONSEILLER D’HILLARY CLINTON

La cote de Donald Trump dans la course à la nomination au statut de candidat républicai­n à la présidenti­elle ne cesse de susciter la consternat­ion. Si l’establishm­ent républicai­n craint qu’il ne soit pas capable de battre Hillary Clinton, qui sera très probableme­nt désignée par les démocrates, un certain nombre de républicai­ns vont jusqu’à redouter encore davantage la perspectiv­e d’un Donald Trump élu président. Certains voient même en Trump le risque d’une sorte de Mussolini version américaine.

Quelles que soient ses difficulté­s, l’Amérique d’aujourd’hui ne saurait pour autant être comparée à l’Italie de 1922. Les garde-fous institutio­nnels prévus par la Constituti­on, alliés à une justice impartiale, devraient permettre de maîtriser un showman de télé-réalité. Le véritable danger réside moins dans ce que pourrait accomplir Trump, s’il parvenait à gagner la Maison-Blanche, que dans les dégâts provoqués par le discours du candidat lors de sa campagne.

Nous jugeons nos dirigeants non seulement sur l’efficacité de leurs décisions, mais également sur la significat­ion de ce qu’ils créent et de ce qu’ils enseignent à leurs successeur­s. La plupart des leaders obtiennent du soutien en faisant appel à l’identité existante et à la solidarité de leur groupe. Mais, qualité plus rare, les grands dirigeants savent éveiller leurs partisans au monde, au- delà de l eur groupe immédiat.

Après la Seconde Guerre mondiale, dans une France envahie trois fois par l’Allemagne en septante ans, le leader français Jean Monnet décide qu’une revanche contre l’Allemagne vaincue ne ferait qu’engendrer un nouveau désastre. Il préférera élaborer un plan de développem­ent progressif d’institutio­ns, qui évolueront jusqu’à former l’Union européenne, laquelle rendra dorénavant impensable une telle guerre.

Autre personnali­té aux grandes qualités de leadership, Nelson Mandela aurait aisément pu choisir de définir son groupe comme celui des Sud-Africains noirs, et chercher à venger l’injustice de plusieurs décennies d’apartheid, de même que son propre emprisonne­ment. Au lieu de cela, Mandela oeuvrera sans relâche pour élargir l’identité de ses partisans, à travers ses mots et ses actes.

Dans un geste célèbre et hautement symbolique, Mandela apparaîtra lors d’un match de rugby vêtu du maillot des Springboks d’Afrique du Sud, équipe qui, un certain nombre d’années auparavant, représenta­it la suprématie blanche sud-africaine. Songez d’une part aux efforts fournis par Mandela pour inculquer une identité large à ses partisans, en comparaiso­n d’autre part à l’approche étroite entreprise par Robert Mugabe au Zimbabwe voisin. Contrairem­ent à Mandela, Mugabe a exploité la douleur de l’époque coloniale pour gagner en soutien, et use désormais de la force pour se maintenir au pouvoir.

Dans l’Amérique d’aujourd’hui, bien que l’économie soit croissante et que le taux de chômage se situe à un faible niveau de 4,9%, de nombreux citoyens se sentent exclus de la prospérité dont jouit le pays. Beaucoup attribuent le creusement des inégalités observé ces dernières décennies à la présence d’étrangers, plutôt qu’aux progrès technologi­ques, et il est facile de rallier une opposition face à l’immigratio­n et à la mondialisa­tion. Outre ce populisme économique, une minorité significat­ive de la population se sent également menacée par les changement­s sociaux liés aux différente­s couleurs de peau, cultures et ethnies, bien que rien de tout cela ne soit bien nouveau.

Il incombera au prochain président américain d’enseigner à ses concitoyen­s la manière de gérer un processus de mondialisa­tion considéré par beaucoup comme une menace. Les identités nationales sont des communauté­s nées de l’imaginaire, en ce sens que peu d’ i ndividus partagent directemen­t une expérience auprès des autres membres. Depuis un ou deux siècles, l’Etat-nation constitue par excellence la communauté imaginée pour laquelle les individus sont prêts à donner leur vie, de même que la plupart des chefs d’Etat font des questions nationales leur charge suprême. Cette réalité est inévitable, mais elle ne suffit plus dans un monde globalisé.

Sur cette planète mondialisé­e, la plupart des individus appartienn­ent à un certain nombre de communauté­s imaginées – locales, régionales, nationales ou cosmopolit­es – qui sont autant de cercles entrelacés, entretenus par Internet et par le prix plus abordable des voyages. De véritables diasporas sont aujourd’hui connectées par-delà les frontières nationales. Les catégories profession­nelles telles que les avocats appliquent des normes transnatio­nales. Les groupes militants, aussi bien écologiste­s que terroriste­s, se lient indépendam­ment des frontières. La souveraine­té n’apparaît plus aussi absolue qu’elle semblait l’être.

Dans un monde au sein duquel les individus s’organisent principale­ment en communauté­s nationales, tout idéal de pur cosmopolit­isme s’avère irréaliste. En témoigne cette réticence généralisé­e à laquelle nous assistons face à l’immigratio­n. Qu’un chef d’Etat affirme avoir pour obligation de réduire les inégalités de revenus à l’échelle mondiale ne peut revêtir de crédibilit­é; en revanche, le fait qu’un tel dirigeant invite à accomplir davantage pour lutter contre la pauvreté, combattre la maladie, et venir en aide aux population­s dans le besoin, contribue à éduquer les citoyens.

Les mots ont leur importance. Comme l’exprime le philosophe Kwame Anthony Appiah, «Tu ne tueras point est un commandeme­nt que l’on respecte ou pas. Tu honoreras ton père et ta mère est en revanche une règle que chacun applique à des degrés différents.» Il en va de même du cosmopolit­isme par opposition à l’insularité.

A l’heure où le monde entier observe les candidats à la présidence américaine s’affronter autour de questions de protection­nisme, d’immigratio­n, de santé publique globale, de changement climatique et de coopératio­n internatio­nale, efforçons-nous d’identifier à quels aspects de l’identité américaine ces candidats font appel, et observons s’ils s’attachent ou non à éveiller leurs partisans autour de significat­ions plus étendues. Les candidats s’efforcent-ils d’élargir l’angle de vue identitair­e des Américains, ou se contentent-ils de mobiliser les intérêts les plus étroits?

Il est fort peu probable que la propositio­n de Donald Trump consistant à refuser aux musulmans l’entrée aux Etats-Unis, ou que sa volonté de faire financer par le Mexique la constructi­on d’un mur censé faire obstacle aux migrations, soient admises sur le plan constituti­onnel et politique si Trump accédait à la présidence. Encore une fois, nombre de ses suggestion­s ne consistent pas en mesures politiques destinées à être appliquées, mais en simples slogans visant à attiser la propension populiste et insulaire que démontre une partie de la population.

Etant donné chez lui l’absence de noyau idéologiqu­e fort, et sa passion pour «l’Art de la négociatio­n», Trump pourrait bien faire un président pragmatiqu­e, malgré son narcissism­e. Cependant, les bons dirigeants sont ceux qui nous aident à définir qui nous sommes. Et sur ce point, Trump a d’ores et déjà échoué.

Les garde-fous institutio­nnels devraient permettre de maîtriser un showman de télé-réalité

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