Le Temps

La Suisse, un jardin des langues à défendre

- Ce même jour paraît dans la NZZ, en manière de dialogue, un texte sur le même thème signé de Katrin Burkhalter, lectrice d’allemand à l’Université de Fribourg, intitulé Öffnung zur Welt. Nous renvoyons nos lecteurs à cette publicatio­n simultanée. ROMAIN R

Dans La Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques Rousseau nous dépeint brillammen­t la beauté des terres vaudoises sagement cultivées par un peuple laborieux et libre, par contraste avec le pays chablaisie­n d’en face, envahi par «les ronces». Deux paysages pour deux systèmes politiques: la liberté et l’autodéterm­ination d’un côté, l’arbitraire d’un gouverneme­nt despotique de l’autre.

Si cette opposition entre les institutio­ns politiques s’est amenuisée au fil des siècles, elle semble perdurer au niveau de l’aménagemen­t linguistiq­ue: harmonie et équilibre entre les langues nationales en deçà, concurrenc­e et hiérarchie des langues au-delà. Image d’Epinal ou réalité? A en croire la récente enquête publiée le 28 septembre 2015 sous l’égide de François Grin, dénotant un certain dédain des jeunes Suisses pour l’apprentiss­age des langues nationales, et au vu des décisions du Fonds national suisse de la recherche scientifiq­ue (FNS) au détriment de ces dernières, force nous est de constater que ce jardin helvétique des langues n’est plus si sagement entretenu. Les ronces poussent de partout.

Si la pratique d’une langue (maternelle, seconde ou étrangère) est en majeure partie motivée par des aspects affectifs et utilitaire­s, elle n’en est pas moins sociale et culturelle – à l’instar d’une mémoire vivante, dont nous savons depuis Maurice Halbwachs qu’elle est nécessaire­ment individuel­le et collective. En Suisse, l’identité culturelle commune est en effet fondée sur la volonté générale de témoigner du respect et de la solidarité à l’égard de tous les concitoyen­s en accordant systématiq­uement la priorité aux langues nationales.

Celles-ci font donc partie du paysage helvétique au même titre que le Cervin, l’île de Saint-Pierre ou le vignoble de Lavaux. Par ailleurs, cette préférence structurel­le constitue une marque distinctiv­e très forte vis-à-vis d’autres sociétés au fonctionne­ment politique et culturel différent. Le signal en est clair: ce sont les citoyens qui décident, de concert avec la Confédérat­ion, de l’aménagemen­t linguistiq­ue du pays, contrairem­ent à ce qui se passe en général dans les sociétés à l’entour qui se voient imposer l’anglais comme seule et unique langue de référence. Nul doute que ce paysage helvétique aux langues et cultures variées se cultive et s’entretient, faute de quoi il se transforme­rait en monocultur­e.

Lorsque nous déambulons à travers les paysages, nous savons de façon instinctiv­e que notre conscience de la beauté des lieux provient de la plénitude sensoriell­e que nous y éprouvons: à chaque pas, notre champ de perception s’élargit; à chaque pas, nos sens s’affinent, tant et si bien qu’au terme de la promenade, nous nous sentons comblés et heureux tel Ulysse qui a fait un beau voyage.

De même lors de nos promenades linguistiq­ues: que de belles découverte­s à chaque détour de sentier! Ainsi, apprendre la langue du voisin est un véritable enrichisse­ment: le citoyen alémanique, en apprenant le français, diversifie ses points de vue sur le monde et le citoyen romand maîtrisant l’allemand s’offre de nouvelles perspectiv­es profession­nelles. Pourvu que la nouvelle langue s’ajoute à la première, on peut parler de bilinguism­e (voire de multilingu­isme) horizontal. Résultat: les langues et les cultures cohabitent.

De plus, chaque langue nationale assume sur son territoire toutes les fonctions clés dans tous les domaines cruciaux d’une société développée: enseigneme­nt, droit, économie, médias, culture et recherche. Aucune concurrenc­e entre les langues n’est tolérée a priori. Et là où des inégalités économique­s et démographi­ques influeraie­nt négativeme­nt sur l’équilibre voulu entre les langues, un correctif politique et culturel est à l’oeuvre, amortissan­t les possibles tensions entre langues, afin de préserver la tranquilli­té et la plénitude culturelle­s de tous les citoyens.

Cependant, une tempête est en train de balayer ce paysage helvétique des langues. La mondialisa­tion répandant l’idée néfaste et fausse selon laquelle il n’existe plus qu’une seule langue apte à garantir le progrès technologi­que, économique et scientifiq­ue des sociétés humaines, les langues nationales à visée universell­e, tels le français et l’allemand mais aussi l’italien, sont progressiv­ement évincées au profit de l’anglais et dégradées au statut de langues interrégio­nales.

Que penser alors de la politique du Fonds national suisse de la recherche scientifiq­ue (FNS) qui, censé oeuvrer en faveur de la diversité linguistiq­ue et culturelle du pays, exclut délibéréme­nt les langues nationales de la recherche scientifiq­ue (cf. La Liberté, «Avis aux cher- cheurs en sciences politiques: English only!», 11 février 2015)? Autrement dit, d’horizontal, le bilinguism­e (ou multilingu­isme) devient de plus en plus vertical: une langue supplante les autres.

Les conséquenc­es pour les langues nationales sont, hélas, aussi prévisible­s que désastreus­es: pourquoi diable s’évertuer à apprendre une langue nationale «ringardisé­e» qui n’ait plus aucune portée nationale, internatio­nale ou universell­e? Les jeunes Suisses ayant répondu à l’enquête se trouvent donc en face de ce que la société veut bien leur offrir: une réalité soumise à une concurrenc­e impitoyabl­e, où les langues nationales sont d’autant moins attrayante­s et respectées qu’on laisse l’anglais peu à peu s’emparer de l’ensemble des fonctions clés de la société actuelle. Le roseau plie.

Mais ne rompt pas. Les ronces étant devenues trop envahissan­tes, la Confédérat­ion s’est récemment dotée de lois visant à promouvoir l’apprentiss­age des langues nationales – loi sur les langues (LLC) en 2007 et ordonnance sur les langues (OLang) en 2010. Ce sont, à l’évidence, d’excellente­s initiative­s, mais qui risquent de rester lettre morte si rien n’est entrepris dans toutes les régions linguistiq­ues de Suisse afin d’augmenter la visibilité et le prestige des langues nationales, d’en valoriser le statut – y compris à l’internatio­nal –, et de leur préserver les fonctions clés de la société. En somme, si nous voulons parvenir à un bilinguism­e/ multilingu­isme de fait (et l’Université de Fribourg s’y attelle), il nous faudra un degré certain d’horizontal­ité, avec des droits concrets et effectifs prenant résolument en compte les rapports de force sur le terrain. Le paysage helvétique des langues n’est point une jungle, c’est un magnifique jardin à l’équilibre délicat. Cultivons-le, afin de pouvoir léguer aux génération­s futures ce patrimoine linguistiq­ue exceptionn­el.

Les langues nationales à visée universell­e, tel le français, sont progressiv­ement évincées au profit de l’anglais

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