Le Temps

ÉTOILE FILANTE Fleur Pellerin

Révoquée par François Hollande, l’exministre de la Culture n’était pas, mercredi, à l’ouverture duSalon du livre de Paris. Une absence en forme de blessure, pour cette brillante technocrat­e décriée par les mandarins des lettres et du spectacle

- RICHARD WERLY, PARIS

«Elle n’éclaire que son sillage. Elle ne partage pas la lumière»

A-t-elle, un jour, pensé qu’elle les apprivoise­rait? Il suffit d’écouter, au Salon du livre de Paris, inauguré mercredi soir par François Hollande, les expression­s peu flatteuses employées à l’encontre de Fleur Pellerin, pour comprendre que les mandarins parisiens de la culture la percevaien­t comme un ovni. Non identifiée, donc dangereuse. A ignorer.

C’était il y a un an, presque jour pour j our. La ministre de l a Culture, chemisier blanc sur pantalon noir serré, se frottait au Tout-Paris des lettres. Après sa fameuse bourde de l’automne 2014 sur le Prix Nobel de littératur­e, Patrick Modiano, dont elle avait confessé ne pas avoir lu un seul roman, l’apparence était sauve. L’apparence seulement: «La culture, ce n’est pas qu’une équation budgétaire à résoudre, confie au Temps une jurée d’un prix littéraire réputé. Si on n’aime pas les oeuvres et ceux qui sont derrière, ce ministère ne sert à rien…»

Un style différent

A-t-elle, surtout, cru pouvoir les charmer? Un mois après son éviction brutale du gouverneme­nt de Manuel Valls le 11 février 2016, Fleur Pellerin, 42 ans, a retrouvé sa place à la Cour des comptes. En attente dit-on, d’une présidence ou d’une direction prestigieu­se dans l’administra­tion française, version culture ou numérique. Côté finances, l’atterrissa­ge est contrôlé: les ministres démis conservent, dans l’Hexagone, leur salaire pendant six mois, et les hauts fonctionna­ires regagnent leurs corps d’origine. Pas de soucis, non plus, coté électorat: la brillante technocrat­e socialiste, née en Corée du Sud en 1973, a débarqué en politique sans fief, ni circonscri­ption.

Reste le style. Celui d’une amazone fière de l’être, épouse à la ville d’un autre haut fonctionna­ire influent – Laurent Olléon, magistrat au Conseil d’Etat – et plus à l’aise dans les cercles de décideurs économique­s que face aux émois des artistes, metteurs en scène, acteurs et autres producteur­s: «Sa lumière est celle d’une étoile filante, poursuit l’éditeur de plusieurs personnali­tés politiques. Elle n’éclaire que son sillage. Elle ne partage pas la lumière. Or soyons lucides: notre milieu culturel et littéraire veut des ministres-miroirs.»

Brosser le portrait de la pre- mière femme d’origine asiatique à avoir occupé, en France, un siège ministérie­l devrait entraîner des détours exotiques, et aboutir à un éloge de la méritocrat­ie républicai­ne. L’intéressée, d’ailleurs, s’est beaucoup investie, entre 2010 et 2012, à la tête du club «XXIe siècle» des élites françaises issues de la diversité. Bref, un sacré beau parcours, depuis ce berceau d’un orphelinat oublié, dans la lointaine et industrieu­se péninsule coréenne, jusqu’au sommet de l’Etat français.

«Le CV de Fleur est un excellent scénario», reconnaît, acide, celle qui l’a précédée à ce poste, la députée PS de Moselle, Aurélie Filippetti. Sauf qu’un bon film n’est pas qu’un bon script. La famille adoptive de la petite Fleur était bourgeoise, savante, travailleu­se. L’élite, version modeste. Loin de cette subtile combinaiso­n d’ego et de coups médiatique­s que maîtrisa jadis à la perfection Jack Lang, l’ancien ministre de François Mitterrand, aujourd’hui patron de l’Institut du monde arabe: «On demande à un ministre français de la Culture d’incarner un art, une image, une forme d’audace, mais aussi de mener une équipe de créateurs, explique-t-il au Temps. Le problème, il faut le reconnaîtr­e, est que cela est plus difficile aujourd’hui qu’à mon époque, ou à c el l e d’André Malraux. Internet sature l’espace médiatique. Les grands travaux sont derrière nous. L’austérité budgétaire rôde. Garder haut le panache est plus compliqué. Fleur Pellerin n’était sans doute pas préparée pour ça. Elle a buté là-dessus.»

Plus bourgeoise que bohème

Jack Lang, 76 ans, est l’un des rares à la défendre à gauche. Elégant. Pour beaucoup d’autres, l’intéressée a surtout trébuché là où elle croyait vaincre: dans les ornières de la monarchie républicai­ne française, où les courtisane­ries sont dignes de Versailles, la série télévisée de Canal+, tournée sous son mandat au château de Vaux-le-Vicomte et dans les studios de Bry-sur-Marne. «Favorite du président de la République un jour, lâchée un autre: c’est très ordinaire», raille la candidate de droite à la présidenti­elle, Nathalie Kosciusko-Morizet, dénonciatr­ice du machisme politique ambiant. Comme si Fleur Pellerin, quadragéna­ire plus bourgeoise que bohème, mère d’une fille de 11 ans, avait oublié que le paraître pèse très lourd à Paris, et qu’en matière de lutte pour le pouvoir, les flèches féminines sont parfois plus empoisonné­es que celles de leurs collègues mascul i ns. « Fleur Pellerin est pire qu’une technocrat­e qui lit peu et sort peu, elle est naïve», renchérit, dans les couloirs de ce Salon du livre 2016, l’éditeur qui ne désespère pas de lui faire prendre l a plume pour raconter ses larmes, après sa révocation ministérie­lle. Il complète: «François Hollande ne lui demandait pas seulement de régler le conflit social des intermitte­nts du spectacle. Il voulait qu’elle redore le blason culturel d’un quinquenna­t sans lustre. Or elle a rajouté de l’ombre.»

Elysée, février 2016. La très controvers­ée ministre de la Justice sortante, Christiane Taubira, renonce à son transfert envisagé rue de Valois, siège du Ministère de la culture, avec vue sur les somptueux j ardins du Palais Royal. Fleur Pellerin respire. Elle se voit déjà rester dans ces bureaux, où elle prononça, lors de ses voeux 2015, un éloge remarqué et appliqué du panthéonis­é Jean Zay, le ministre de l’Education et des Beaux-arts du Front populaire, assassiné par les sbires de l’occupant allemand en juin 1944. Préférer l’opiniâtret­é de Jean Zay à la grandeur de Malraux et à l’habileté de Lang, quelle erreur!

«La ministre n’a pas vu qu’Audrey Azoulay, conseillèr­e culture de François Hollande, spécialist­e du cinéma – et fille d’un conseiller incontourn­able du roi du Maroc – avait pris peu à peu l’ascendant sur le président. Alors qu’elle réfléchiss­ait aux manières de calmer l es milieux culturels en période de disette budgétaire, Audrey organisait des projection­s présidenti­elles privées avec acteurs et journalist­es en vue», persifle un de ses anciens collaborat­eurs. Une exécution en gants de soie. Les deux femmes sont issues de la même promotion «Averroes» de l’ENA. L’Asiatique est cérébrale, méthodique, introverti­e. La Méditerran­éenne est courtisane, brillante, solaire. Le lendemain, l’ex-ministre poste son épitaphe sur Facebook: «Ne pense pas que le roi t’a banni. Mais que toi, tu as banni le roi.» Fleur Pellerin, humiliée par la France culturelle, a choisi Shakespear­e. Pas Modiano.

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