Le Temps

Une fonceuse qui aura pris le temps

Première Suissesse victorieus­e du classement général de la Coupe du monde depuis 21 ans et le dernier sacre de Vreni Schneider, Lara Gut est une surdouée pour qui rien ne fut facile

- LAURENT FAVRE

Dimanche, Lara Gut recevra le trophée promis au vainqueur du classement général de la Coupe du monde de ski alpin. Un gros globe de cristal de 46 centimètre­s et 9 kilos qui la consacre meilleure skieuse du monde. A 24 ans, l a skieuse de Comano (TI) se glisse dans les traces de Lise- Marie Morerod ( 1 977), Marie-Thérèse Nadig (1981), Erika Hess ( 1982, 1984) Michela Figini (1985, 1988), Maria Walliser (1986, 1987) et Vreni Schneider (1989, 1994, 1995). Ce devrait être le couronneme­nt d’une carrière, l’avènement d’une championne; cela ne ressemble en définitive qu’à une promesse tenue. Comme un fidèle résumé du destin de cette surdouée tiraillée entre le passé du ski suisse (brillant), son avenir personnel (radieux, forcément radieux) et un présent dont on ne la laissait pas profiter.

Depuis la blessure de sa rivale Lindsey Vonn fin février, tout le monde annonce Gut vainqueur. On a passé sans transition de «elle va gagner» à «elle a gagné» en oubliant le moment où «elle gagne». La Tessinoise a tenté de freiner l’emballemen­t général en refusant toutes les sollicitat­ions ces dernières semaines, mais elle s’est sentie un peu dépossédée de son histoire. «Personne n’a voulu attendre que sa victoire soit officielle, on lui en vole un peu le plaisir, regrette l’ancien skieur Bernhard Russi, devenu un proche. Blick a déjà promené le globe de cristal dans tout le Tessin, ce n’est pas très fair- play. C’est comme faire sauter le bouchon de champagne alors que la bouteille est encore tiède.»

Etre célébrée avant l’heure, susciter tant d’attentes qu’elles ne puissent être contenues, au risque de se muer en critiques, c’est toute la vie de Lara Gut. Les fées qui se sont penchées sur son berceau avaient un mégaphone. Très vite, on a crié au phénomène comme d’autres au loup. A dix ans, Lara Gut gagnait déjà toutes les compétitio­ns, de ski et même de roller inline. L’entraîneur valaisan Didier Bonvin la découvre dans ses années «Organisati­on Jeunesse» (OJ), les compétitio­ns juniors. «Lara était la Martina Hingis du ski, toujours la meilleure, dans toutes les catégories d’âge, et de loin. Elle était la seule fille qui avait suffisamme­nt de technique et de physique pour tenir les mêmes lignes et la même posture que les garçons.» A 15 ans, elle est championne de Suisse du super-G avec une seconde d’avance sur ses rivales. «Elles ont dû avoir des problèmes», s’étonne-t-elle, candide.

Dans ces années de grâce, Lara Gut est une enfant modèle. «Elle était très facile à gérer, se souvient Didier Bonvin, alors chargé de la relève à Swiss-Ski. Le message passait bien avec les parents, qui comprenaie­nt ses besoins et l’aidaient sans l’étouffer. Vraiment, c’était idéal.» Lara Gut s’épanouit dans une structure familiale qui détonne dans le milieu mais fonctionne bien autour de la figure paternelle de Pauli, entraîneur à temps plein. Elle débute en Coupe du monde en 2007 et déboule dans le coeur du public dès sa quatrième course à Saint-Moritz où elle se classe troisième en franchissa­nt la ligne d’arrivée sur les fesses. La Suisse découvre la blonde Lara, son franc sourire, et son statut de cheffe d’entreprise. Depuis ses 16 ans, elle fait vivre une petite PME et doit trouver 300 000 francs chaque saison pour boucler son budget.

Un coup d’arrêt

Les problèmes apparaissa­ient en même temps que sa première grave blessure, une luxation de la hanche en 2009. Un vrai coup d’arrêt. Lorsqu’elle revient, elle alterne bons résultats et chutes spectacula­ires, change de matériel, change de manager. Les Gut s’entraînent à part, parfois avec d’autres équipes nationales, parfois à côté des Suisses. Il manque une ligne directrice et, à force, le public s’y perd. La femme-enfant, cela plaît un moment et puis ça finit par lasser. Surtout en sport, où les émotions sont exacerbées. On commence à la trouver plus arrogante que spontanée, trop caractérie­lle, on lui reproche de tirer la gueule au lieu de sourire sur les podiums lorsqu’elle accumule les places d’honneur (trois médailles d’argent mondiales, un bronze olympique). «Nous avons fait réaliser un sondage avant de l’engager; elle a une très bonne cote de popularité et de sympathie», objecte Daniel Mori, le patron de Visilab. Pourtant, à la cérémonie des Sports Awards en 2013, elle n’est classée que quatrième sportive de l’année. Elle évoque une sorte de «racisme anti-latin». L’année suivante, elle se tait mais n’en pense pas moins: le public lui préfère Dominique Gisin, qui n’a gagné qu’une seule course, olympique certes, mais qui a ému par ses larmes.

«Lara ne craint pas d’aller contre le vent, et même de provoquer un peu, admet Bernhard Russi. Mais plus honnête qu’elle, je ne connais pas. On oublie souvent qu’elle s’exprime en suisse allemand 90% du temps mais que ce n’est pas sa langue maternelle. Parfois, cela sort de manière un peu abrupte de sa bouche.» Ce ne serait qu’un simple problème de traduction. C’est pourtant avec le Tessinois Mauro Pini, alors chef alpin de l’équipe féminine, que la rupture est consommée en 2012 (ce qui lui vaudra une brève suspension interne). Les journalist­es tessinois préfèrent encore aujourd’hui ne pas s’exprimer, de crainte d’en dire trop et de rompre les relations avec la championne.

L’ancienne skieuse française Florence Masnada, double médaillée olympique, aujourd’hui consultant­e pour Eurosport, prend sa défense. «On lui reproche son caractère, moi je réponds qu’il en faut pour être à ce niveau-là. Et il ne faut pas croire qu’elle n’en fait qu’à sa tête, elle sait écouter les conseils. Lorsqu’elle a eu sa luxation de la hanche, une blessure assez rare en ski alpin, elle a appris que j’en avais souffert moi aussi et que je m’en étais remise. Elle m’a donc appelée pour savoir comment j’avais fait, combien de temps ça m’avait pris. Elle avait besoin de se rassurer.»

Lara Gut a l’ impression d’être franche, spontanée, vraie, mais elle s’expose. Qu’elle ait raison ou tort n’est pas le problème, elle crée une zone de turbulence­s, qu’elle devra ensuite traverser. Elle se braque, déteste s’entendre dire qu’elle est gâtée ou qu’elle devrait être plus reconnaiss­ante envers le système. «C’est grâce à mes parents que j’en suis là aujourd’hui», rappelle-t-elle en 2012. Sauf que la question n’est plus de savoir qui l’a amenée là, mais comment aller plus haut. «Au haut niveau, il y a plus de pression, plus d’attente, moins de marge par rapport à la concurrenc­e, explique Didier Bonvin. Son fonctionne­ment privé un peu improvisé, un peu amateur, n’était plus adapté, la structure parentale n’était plus à la hauteur. Ils ont eu du mal à l’accepter, parce que des parents veulent toujours aider leur enfant et parce que, jusqu’ici, cela avait bien marché.»

Il lui faut un vrai entraîneur, elle doit modifier sa technique. Ces critiques, Lara Gut peut peut-être les entendre, mais pas de tout le monde. «C’est l’une des meilleures skieuses du monde; elle ne peut pas accepter que le premier venu lui dise qu’elle doit arrêter de faire le drift [un petit dérapage, juste avant un virage], même si c’est vrai, explique Bernhard Russi. Lara peut avoir la tête dure, elle est capable de s’obstiner dans l’erreur j uste pour montrer qu’elle fera comme elle voudra.»

L’orgueil et l’intelligen­ce

Les grands champions ont peut-être de l’orgueil, ils ont surtout de l’intelligen­ce. Lara Gut se rend compte qu’elle a 24 ans, qu’elle est déjà, mine de rien, l’une des plus âgées de l’équipe de Suisse, que sa copine Anna Fenninger a déjà deux gros globes de cristal, une médaille d’or olympique et deux titres de championne du monde à 25 ans. Elle sent qu’il est temps de changer. En ski, cela passe souvent par changer de matériel. «Cela ne veut pas dire que ses skis d’avant étaient mauvais et que ceux d’aujourd’hui sont bons, explique Bernhard Russi. Mais changer de matériel, ça change les gens autour de vous, ça amène de la nouveauté, un autre feeling.» Sa nouvelle marque, l’autrichien Head, lui attribue la star des préparateu­rs, Chris Krause, et un consultant de luxe, Didier Cuche. «Depuis mes débuts, j’avais toujours travaillé avec «Babi», Barnaba Greppi, expliquait-elle cet été au Temps. Je pense que j’avais besoin de ça. Ce n’est pas un «reset» mais c’est, un peu, me remettre en jeu. Et voir Didier Cuche porter les piquets ou prendre ma veste avant la course, cela fait son effet.»

Arrive aussi l’entraîneur Patrice Morisod qui, sans se substituer à Pauli Gut, annonce clairement des mesures techniques radicales. Cette fois, Lara est prête à entendre. «La famille a bien réagi, les parents ont su s’effacer», souligne Russi. Du coup, Lara Gut se disperse moins et s’étonne: «J’ai l’impression d’avoir beaucoup plus de temps qu’avant.» Elle se soumet à cette injonction paradoxale: pour devenir extraordin­aire, il faut accepter de faire comme les autres. Se taire parfois, niveler ses émotions, lisser sa communicat­ion, aborder une course après l’autre comme d’autres prennent «match après match». «Je crois qu’elle s’est rendu compte que son attitude pouvait avoir des effets sur son entourage et la toucher par ricochets, observe Daniel Mori. Gérer ses émotions, c’est tout le challenge du sport de haut niveau.»

En octobre 2015, le patron de Visilab lui fait signer un contrat de sponsoring sur recommanda­tion de Bernhard Russi. «Il m’a dit qu’elle était prête…» «J’ai senti que la jeune fille était devenue femme, confirme le champion olympique de descente en 1972 à Sapporo. Et dans un sport comme le ski, c’est très important, parce que vous perdez bien plus souvent que vous ne gagnez. Il faut avoir la maturité de tirer les leçons de ses échecs.»

«On lui reproche son caractère, moi je réponds qu’il en faut pour être à ce niveau-là» FLORENCE MASNADA, MÉDAILLÉE OLYMPIQUE FRANÇAISE

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(FRENETIC) Lara Gut à l’écran, dans le film «Tutti giù», de Niccolò Castelli, sorti en 2012.

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