Le Temps

Ceci n’est pas une oeuvre d’art

Aux douanes suisses, la photograph­ie n’est pas traitée avec les mêmes égards que la peinture, la sculpture ou les installati­ons. Un exemple qui montre que, depuis son invention, la discipline peine à pénétrer officielle­ment le monde de l’art

- (ROBERT DOISNEAU/RAPHO)

«Le Baiser» de Robert Doisneau fait-il partie du domaine artistique? Au regard de la loi, rien n’est moins sûr. Aux douanes suisses en effet, la photograph­ie n’est pas traitée avec les mêmes égards que la peinture, la sculpture ou les installati­ons, comme une récente mésaventur­e survenue au Musée des beauxarts du Locle le montre. Un exemple qui indique que la discipline peine à pénétrer officielle­ment le monde de l’art.

Cela fait près de vingt ans qu’elle travaille dans la photograph­ie et elle n’en est pas revenue; en juin dernier, les tirages attendus pour l’exposition de Mishka Henner au Musée des Beaux-Arts du Locle restent bloqués en douane. Motif avancé: les formulaire­s indiquant qu’il s’agit d’une oeuvre d’art n’ont pas été acceptés. «Après téléphone avec les douanes, j’ai appris avec la plus grande consternat­ion que, s’agissant de photograph­ie, l’objet ne peut être considéré comme une oeuvre d’art au même titre que la peinture, le dessin, le collage ou la lithograph­ie», relate Nathalie Herschdorf­er, directrice des lieux et ancienne conservatr­ice au Musée de l’Elysée.

En Suisse, les oeuvres d’art sont exemptées de la TVA ainsi que des droits de douane. Mais pas toutes. Une version de la Loi fédérale sur les douanes, reprenant des dispositio­ns plus anciennes, dressait en 2007 une liste de ce qui pouvait être assimilé à une oeuvre d’art à l’importatio­n. Y figuraient la sculpture, la peinture, les estampes, les collages, les coulages, les reproducti­ons de chefs-d’oeuvre, les lithograph­ies, les sérigraphi­es, les installati­ons, les oeuvres inachevées, etc., mais pas la photograph­ie. Un article plus récent de la même loi stipule que seules sont exemptées les oeuvres d’art créées par des artistes peintres ou des sculpteurs.

Un texte daté de 2000 et concernant les opérations réalisées sur le territoire suisse mentionne, lui, «les photograph­ies prises par le photograph­e lui-même, dont il a opéré ou surveillé le tirage et qu’il a signées et numérotées. Le nombre total des tirages ou impression­s ne doit pas excéder 30 exemplaire­s, tous formats et supports confondus. Ne valent pas prestation­s culturelle­s les photos publicitai­res, les photos de presse, les photos de mariage et les portraits. Les chiffres d’affaires réalisés dans ces domaines sont soumis à la TVA au taux normal».

D’où une situation confuse que même les fonctionna­ires les plus zélés ont eu de la peine à démêler à notre demande. «La direction de la Douane, section TVA et l’Administra­tion fédérale des contributi­ons, division principale TVA, sont deux offices autonomes en ce qui concerne les procédures de législatio­n. Voilà pourquoi il y a cette différence de traitement», admet Rémy Capt, responsabl­e adjoint de la division des contrôles externes de la TVA.

Interpréta­tion des textes

«Nous considéron­s la photograph­ie différemme­nt des beaux-arts et avons l’habitude de la taxer, note Jean-Claude Bruttin, chef de la section tarifs et régimes douaniers, à Genève. Cela tient au fait qu’elle est réalisée avec un appareil et reproducti­ble. Et puis, à partir de quand peut-on dire que c’est un artiste qui prend la photograph­ie et non M. Tout-le-monde? J’ai fait de très belles photos de vacances avec mon iPhone, suis-je un artiste?» Mais le jugement intervient indépendam­ment de la qualité d’une production, puisqu’une croûte peinte par un amateur du dimanche sera considérée comme une oeuvre d’art et exonérée de taxes tandis qu’un tirage commandé chez Magnum passera dans les filets de l’administra­tion fiscale.

L’entreprise genevoise Harsch, spécialisé­e dans le transport d’oeuvres d’art, détaille le processus: «Pour les droits de douane, les frais s’élèvent à 77 francs pour 100 kg bruts, c’est-à-dire emballage compris. La loi est faite comme cela et nous l’appliquons. Un tirage, même emballé dans une caisse, ne dépassera pas les 20-30 kilos, ce qui fait des montants très faibles quand on sait le prix des photograph­ies aujourd’hui. Quant à la TVA, l’artiste est exempté s’il a fabriqué l’oeuvre de ses mains, ce qui ne marche pas avec la photograph­ie, taxée à hauteur de 8%», souligne le directeur Gérard Kohler, précisant cependant que les interpréta­tions des textes peuvent varier d’un bureau de douane à l’autre.

«Machine versus main…, ajoute Nathalie Herschdorf­er. Je n’ai pas osé dire au douanier que Mishka Henner n’a pas pris lui-même la photograph­ie mais qu’il a utilisé Google Earth!!! Tout cela est quand même très surprenant en 2016, alors que la photograph­ie est tellement exposée, y compris dans les musées des beaux-arts et des foires comme Art Basel. Le musée Rath vient de montrer les collection­s photograph­iques des musées genevois, la fondation Beyeler présentera Tillmans en juin prochain et ce ne sont pas des lieux dédiés à cela.» Faut-il encore rappeler que des tirages se vendent désormais à plusieurs millions de francs et que de nombreuses galeries proposent de la photograph­ie à leurs clients? La situation semble ironique dans un pays extrêmemen­t présent sur la scène photograph­ique internatio­nale, recensant nombre de talents, d’écoles et de musées de la photograph­ie. Les pays voisins ne connaissen­t pas cette différence de traitement.

Christian Pirker est avocat spécialisé en droit de l’art. Pour le Genevois, le droit fiscal et le droit d’auteur – le premier renvoyant au deuxième dans la dernière version de la loi sur la TVA – «restent empreints d’une vision romantique du XIXe siècle qui considère qu’une oeuvre d’art est le fruit d’un travail manuel de l’artiste («la belle main»), or la photograph­ie et le XXe siècle ont totalement remis en cause cette distinctio­n: historique­ment, certains considérai­ent que la photograph­ie était un procédé purement mécanique consistant à «appuyer sur un bouton»; ce qui se passe parfois encore dans le droit est la queue de comète de ces considérat­ions.»

Peter Haas, collection­neur d’art zurichois, a contesté cette pratique discrimina­toire devant la justice, allant jusqu’au Tribunal fédéral en 2008. Ce dernier a répété que «les oeuvres de photograph­es ne sont pas mentionnée­s dans la Loi sur la TVA. Ainsi, ceux-ci sont soumis à un contrôle des importatio­ns.» «J’étais sûr de gagner, je ne comprends pas cette différence entre la taxation à l’intérieur du pays et à l’extérieur. Il y a trop de juristes à l’administra­tion! Mais je ne m’estime pas battu, je vais essayer de relancer le combat en sensibilis­ant les galeristes alémanique­s», indique l’amateur d’art.

A l’époque, l’homme avait notamment été soutenu par Urs Stahel, alors directeur du Fotomuseum. «Je voulais changer la manière dont la photograph­ie est considérée en Suisse. Si une photograph­ie est retouchée à la peinture, alors elle devient une oeuvre d’art aux yeux des douanes. C’est ridicule! estime l’actuel président de l’Associatio­n suisse des institutio­ns pour la photograph­ie. Mais le problème de la photograph­ie, c’est qu’elle est utilisée pour toutes sortes de choses. Seul 1% ou moins encore relève de l’art; comment les douanes peuventell­es composer avec cela et faire la distinctio­n? Ce n’est franchemen­t pas évident.»

La mésaventur­e de Nathalie Herschdorf­er lui a rappelé celle, éminemment célèbre, de L’Oiseau dans l’espace, de Brancusi, bloqué par les douanes new-yorkaises en 1926. Les fonctionna­ires avaient alors estimé que la sculpture longiligne ne pouvait tenir de l’art, mais qu’il s’agissait d’un «objet métallique manufactur­é» devant être taxé à hauteur de 40% du prix de vente. Sous les protestati­ons de l’auteur, soutenu par Marcel Duchamp et Edward Steichen notamment, ils libérèrent l’oiseau avec la mention «ustensiles de cuisine et matériel hospitalie­r». L’affaire est allée jusqu’à la cour, qui donna raison à Brancusi en 1928.

«Le débat de savoir si la photograph­ie relève de l’art existe depuis son invention. Pour certains, il ne s’agit que d’une reproducti­on mécanique très précise, rappelle Urs Stahel. J’ai affronté cela dès la création du Fotomuseum en 1993 avec des débats encore plus vifs lorsqu’il s’agissait de photograph­ies en couleur. Aujourd’hui, les gens ont compris que l’on peut faire de l’art avec la photograph­ie mais il y en aura toujours

«A partir de quand peut-on dire que c’est un artiste qui prend la photograph­ie et non M. Toutle-monde?» CLAUDE BRUTTIN, CHEF DE LA SECTION TARIFS ET RÉGIMES DOUANIERS, À GENÈVE «Si une photo est retouchée à la peinture, alors elle devient une oeuvre d’art aux yeux des douanes. C’est ridicule!» URS STAHEL, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATIO­N SUISSE DES INSTITUTIO­NS POUR LA PHOTOGRAPH­IE

quelques-uns pour réfuter cela. Il existe un Röstigrabe­n entre l’art et la photograph­ie.»

D’autres exemples témoignent de ce manque de considérat­ion helvétique pour le huitième art, là où le MoMa a ouvert son départemen­t ad hoc en 1937. Les prix fédéraux, ainsi, récompense­nt chaque année les talents en théâtre, musique, danse ou littératur­e tandis que les photograph­es sont rattachés à la catégorie design. «C’est une question de choix politique. Nous avons commencé par un certain nombre de prix. Quatre photograph­es ont été récompensé­s cette année et c’est cela qui compte», notait le conseiller fédéral en charge de la culture, Alain Berset, dans une récente interview au Temps. Exemple plus frappant encore, le Fotomuseum, pour ne citer que lui, s’est fait retoquer à l’entrée d’une associatio­n suisse de musées d’art. En 2015, l’artiste américaine Taryn Simon a exposé au Centre d’art contempora­in de Genève ses images des 1065 objets retenus en vingtquatr­e heures par les douanes de l’aéroport JFK. Allez savoir combien ils ont été taxés!

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(COURTESY) «Field», de Mishka Henner, consiste en un assemblage de photograph­ies satellitai­res. L’image (sur 13 mètres de long) s’apparente à une peinture d’abstractio­n géométriqu­e. Or, à y regarder de plus près, on découvre des champs pétrolifèr­es.

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