Le cas Bassam Tibi
«Ich kapituliere!» A 72 ans, Bassam Tibi jette l’éponge. Et avec elle l’idée même d’un islam d’Europe. Au moment précisément où, en Suisse, le président du PSS, Christian Levrat, rejoint par d’autres présidents de partis, demande un débat sur la place de l’islam en Suisse et alors que Jean-Pierre Chevènement prend la présidence d’une fondation nationale pour un islam de France. C’est comme si, avec l’abandon d’un homme, c’était la perspective d’une relation apaisée et normalisée avec la religion musulmane en Europe que l’on enterrait. Accablement d’un vieil homme aigri de ne plus être écouté au terme d’une brillante carrière internationale ou soudaine clairvoyance d’un éminent sociologue, parfait connaisseur de l’islam et de sa culture? C’est dans la livraison de juin de Cicero, la revue de prestige éditée à Berlin par le groupe Ringier, que le politologue allemand, né à Damas et de confession musulmane, jette ce cri de rage et d’amertume. Un constat d’échec que la Basler Zeitung (Baz du 05.08.2016) puis le reste de la presse alémanique se sont dépêchés de répercuter. Bassam Tibi n’est pas qu’un professeur émérite de relations internationales à l’Université de Göttingen. Cet ancien élève et ami du philosophe Theodor W. Adorno, auteur d’une Guerre des civilisations, politique et religion entre raison et fondamentalisme, en écho au célèbre essai de Samuel Huntington Le Choc des civilisations, est l’inventeur des concepts d’«euro-islam», mais aussi de «sociétés parallèles» et de «Leitkultur» ou, en français, «culture de référence». Un terme dévoyé en «culture dominante» par la suite et dès lors abandonné. L’idée de Bassam Tibi, exposée dans son livre Une Europe sans identité, était que, dans le respect de la liberté religieuse et des différentes cultures d’origine, on développe une identité européenne fondée sur des valeurs communes: démocratie, droits de l’homme, laïcisme, société civile et influence des Lumières. Il y défendait une «européanisation de l’islam» qu’il jugeait incompatible avec l’islam européen de Tariq Ramadan. Or, au moment où ses idées deviennent urgentes, Bassam Tibi constate l’échec du combat de sa vie: bâtir un pont entre la société européenne et les immigrants musulmans. «L’islam du foulard est à l’opposé de l’euro-islam, c’est l’islam de la charia qui est représenté par des islamistes et des orthodoxes salafistes contre l’islam de progrès. Aujourd’hui je m’avoue battu. J’abandonne». Sans une réforme et un virage culturel, estime-t-il, il ne peut y avoir un islam européen. Or aujourd’hui, la domination d’un islam rigoriste empêche toute réforme. Le multiculturalisme et le sentiment de culpabilité de dirigeants et leaders d’opinion allemands ont laissé le champ libre aux radicaux. La société européenne peine à croire à ses propres fondements. Au-delà des récriminations d’un homme blessé, que les médias proches de Christoph Blocher se sont dépêchés de récupérer, le jet de l’éponge de Bassam Tibi nous renvoie à un constat douloureux. La démocratie, l’égalité, les droits fondamentaux, l’idée de progrès, ces valeurs que le professeur de Göttingen voulait introduire avec son idée de culture commune européenne sont battues en brèche. Une bonne partie des jeunes musulmans de la deuxième ou troisième génération à la recherche d’un sens à leur vie s’en moque. Notre continent lui-même leur préfère le relativisme culturel. La force civilisatrice de l’Europe des Lumières tient surtout dans l’illumination de ses centres commerciaux.