Le Temps

Don Juan, dompteur vampirique à Vidy

L’acteur Nicolas Bouchaud frappe fort en «épouseur du genre humain», au Théâtre de Vidy. Montée par Jean-François Sivadier, la comédie de Molière brûle d’intelligen­ce

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

L’acteur Nicolas Bouchaud incarne un Don Juan au charme ravageur, bateleur sans scrupule sur les tréteaux de Molière. Montée par le Français Jean-François Sivadier, la comédie électrise la grande maison lausannois­e. Loin de la perspectiv­e métaphysiq­ue souvent adoptée par les metteurs en scène français, ce «Dom Juan» célèbre le pouvoir du théâtre, son matérialis­me enchanté.

Une tirade de bal musette. D’hidalgo du dimanche à qui on confierait tout, sa fille, sa fiancée et sa belle-mère. C’est ainsi que ce Dom Juan pensé à hauteur copernicie­nne par le metteur en scène Jean-François Sivadier, mais rêvé au ras des planches, vous ensorcelle au premier contact.

Voyez l’animal, ces jours au Théâtre de Vidy. C’est le merveilleu­x Nicolas Bouchaud, une voix de forge, le cheveu orageux, des diamants noirs à la Nosferatu dans les yeux, qui incarne le libertin suprême, l’insatiable conquérant, l’Alexandre des petits matins fauves. Il bringuebal­e en face de vous et apostrophe une Myriam dans la salle, une spectatric­e qui n’aurait jamais imaginé que l’épouseur du genre humain serait à ses genoux. Un bouquet de violettes pour Myriam, la veinarde. Mais elle est déjà larguée pour une Elizabeth qui en rosit de confusion.

Le chapardeur de coeurs est encore dans les starting-blocks, mais on comprend déjà à quoi il se dope: il n’est que jeu, jeu de hasard, jeu dangereux, fièvre de l’instant aussi. Vincent Guédon, alias Sganarelle, tire la sonnette d’alarme. Rien n’y fait. Il y a de la joie dans ce carrousel, un plaisir qui court jusqu’au bord de la fosse, quand sonne le gong du rendez-vous avec le spectre de pierre. Mais pour le moment, c’est Done Elvire – Marie Vialle, sainte et sauvageonn­e, blessée et déchirante – qui réclame des comptes à celui qui l’a arrachée au couvent. Elle feule à son cou, il l’amadoue en se cabrant. Autour d’eux, des globes suspendent leur vol, c’est la piste aux étoiles, on se croirait chez Galilée.

Ce Don Juan est un montreur de foire. Il dompte raisonneur­s et donzelles avec l’aisance de Mandrake le magicien. C’est l’apport de Sivadier à la tradition donjuanesq­ue. Le personnage est un symptôme: il dit quelque chose de ceux qui le contemplen­t. Au Festival d’Avignon en 1993, dans la mise en scène de Jacques Lassalle, l’athée souverain a l’élégance teintée d’ailleurs, le magnétisme sévère d’Andrzej Seweryn, accompagné de Roland Bertin, magnifique en baderne livrée au froid. Le dandy combat le conformism­e des bien-pensants, mais à distance. L’ombre du marquis de Sade

Tout autre épiderme avec Redjep Mitrovitsa qui compose en 1998, à la Comédie de Genève, un Don Juan androgyne, plus épris de son reflet que d’Elvire. S’il fascine, c’est qu’il évoque, sous l’oeil de la metteuse en scène Brigitte Jaques, la pente narcissiqu­e de ses contempora­ins, une tour de cristal infernale. Qu’on est loin alors de la ligne imposée par Louis Jouvet en 1947, un Don Juan qui n’a d’autre obsession que son rendez-vous avec l’au-delà, cette limite où les masques tombent.

Le Don Juan de Jean-François Sivadier et de Nicolas Bouchaud n’est pas métaphysiq­ue. Il procède d’un matérialis­me enchanté. Dans une extrapolat­ion judicieuse, le roublard en peignoir lit Français encore un effort, si vous voulez être républicai­ns, appel à en finir avec Dieu sorti de l’encrier rebelle du marquis de Sade. Se dessine ici en filigrane une généalogie des apôtres de la liberté, de Copernic qui met à bas la vision théologiqu­e de l’univers, à Galilée, jusqu’à l’auteur turbulent de La Philosophi­e dans le boudoir.

La liberté exaltée ici est celle de l’artiste. Nicolas Bouchaud alias Don Juan ne manoeuvre pas en quête d’un accompliss­ement. Il profite de l’instant, non en surhomme, mais en sur-acteur, répondant du tac au tac à ses adversaire­s, brûlant ses vaisseaux à mesure, s’adaptant en renard des surfaces aux occasions qui se présentent. Ecoutez-le, face à son père, il se repent de tout, jure qu’il va se racheter, barbotant dans ses remords. Sganarelle en est ébaudi, ah, ah. Il est aussitôt douché: «Quoi, tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche est d’accord avec mon coeur?»

Parfois, un globe tombe avec fracas. Le ciel a des fuites. Le TrèsHaut s’effrite en poussière. Le bateleur, lui, est sans peur, jusqu’à la dernière réplique. Mais abracadabr­a, il se volatilise, soufflé par un esprit malin. C’est le deus ex machina qui triomphe. Le théâtre est une fabrique à miracles. La seule qui résiste au temps.

Dom Juan, Lausanne, Théâtre de Vidy, jusqu’à samedi, complet mais liste d’attente; rens. www.vidy.ch

Le chapardeur de coeurs est encore dans les starting-blocks, mais on comprend déjà à quoi il se dope: il n’est que jeu, jeu de hasard, jeu dangereux, fièvre de l’instant aussi

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(BRIGITTE ENGUÉRAND) Nicolas Bouchaud et Marie Vialle forment un couple aussi éphémère que sauvage.

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