Le Temps

Les vestiges d’un village antique dans la campagne genevoise

Un établissem­ent rural, datant selon les premières estimation­s de la fin de l’Antiquité, a été mis au jour entre Laconnex et Soral. Le seul autre exemple connu dans le canton a été fouillé en 1982. Reportage

- MIGUEL QUINTANA

Agenouillé sur un coussin isolant improvisé, un ouvrier gratte le sol à l’aide d’une truelle. Il dégage un petit tesson d’un trou de poteau

Une fouille de sauvetage ne s’annonce jamais à l’avance. Elle commence par un signalemen­t: «Route de la Parraille, entre les villages de Laconnex et Soral. Une gravière. Des concentrat­ions de tuiles et des taches de matériaux sombres.» Assez d’indices pour qu’un archéologu­e se rende sur place et constate que, effectivem­ent, il devra interrompr­e son travail du moment pour faire parler les pierres. Et dans l’urgence, car l’exploitant du site est désormais en suspens.

«Dès la première semaine de travaux, on voyait que ce n’était pas juste des fosses de dépotoir, mais qu’il y avait probableme­nt un ou plusieurs bâtiments», explique Philippe Ruffieux, responsabl­e de cette fouille, lancée le 31 octobre. Son équipe a effectué un décapage de surface sur environ 800 mètres carrés et repéré plusieurs structures, principale­ment des traces de bâtisses en bois. L’enthousias­me des premiers jours a été confirmé le 22 novembre par une autre découverte: au fond d’une fosse, une pièce de monnaie en bronze particuliè­rement bien conservée. Elle porte l’effigie d’un empereur romain et un chrisme, symbole de la chrétienté, qui pointent vers la seconde moitié du IVe siècle.

Minutieux travail d’équipe

Sur place, il faut avoir l’oeil affûté pour distinguer autre chose qu’un banal chantier. Bordés par un talus, deux gros conteneurs ont été aménagés pour accueillir un vestiaire, un bureau sommaire et un réfectoire. Un plus petit sert à ranger l’équipement et les outils. Plus insolite, deux tentes de réception, louées pour protéger les fosses – et leurs occupants provisoire­s – des intempérie­s.

Depuis 8 heures du matin, les ouvriers s’activent par 5 degrés sous une bise mordante. Deux mesurent les distances entre différents points sur le terrain pendant qu’un troisième, agenouillé sur un coussin isolant improvisé, gratte le sol à l’aide d’une petite truelle. Il dégage d’un trou de poteau un petit tesson qui pourrait dater de l’Antiquité tardive. «C’est pas grand-chose, mais c’est déjà ça. Continue!» lui lance Philippe Ruffieux. «Là c’est bon, on a déjà dessiné les trous alors tu peux les fouiller.» Le tesson, comme tous les autres objets trouvés sur le site, finira dans un sac plastique avant d’être répertorié et classé.

Comme souvent à la campagne ou sur les chantiers de Genève, entre ouvriers on parle surtout portugais. Ils ont été mis à dispositio­n par une entreprise du bâtiment, et la plupart n’en sont pas à leur première fouille. Côté archéologu­e, hormis le nom, un signe bien distinct de son identité: ses bottes de vétéran de l’armée suisse, idéales pour ce type de terrain caillouteu­x et pour se protéger du froid.

Période mal documentée

Sous une des tentes, le godet d’une mini-pelleteuse creuse inlassable­ment une fosse remplie de galets. Celle-ci date vraisembla­blement de la fin du XIXe siècle, donc inutile de procéder à la main. Mais à un mètre dix de profondeur, toujours pas de traces de vestiges plus anciens. L’archéologu­e espère tout de même en profiter pour observer les coupes stratigrap­hiques du terrain. Dans un coin de la tente, des fragments osseux d’animaux exhumés par la pelleteuse reposent dans un seau.

La journée s’achève sans grande découverte. Demain, après-demain et pendant quelques semaines encore, on passera au crible une autre fosse, un autre trou de poteau. Ensuite débutera une nouvelle phase: l’analyse des relevés topographi­ques, des matériaux et de tous les objets récoltés sur le terrain. Mais le bilan de ces quatre premières semaines de fouille s’avère déjà exceptionn­el. «L’importance du site est certaine, car il appartient à une période relativeme­nt mal documentée de l’histoire de Genève», analyse Denis Genequand, spécialist­e des sites de l’époque romaine au Service cantonal d’archéologi­e.

Les villas romaines, qui correspond­ent à un mode de propriété foncière basé sur de grands domaines, apparaisse­nt dans la région dès le milieu du Ier siècle de notre ère. Elles sont bien connues des archéologu­es grâce à la fouille de plusieurs sites à Perly, Vandoeuvre­s et Bernex. Mais les établissem­ents qui leur succèdent sont restés dans l’ombre, à l’exception de la fouille en 1982 d’un site rural à Sézegnin.

Intérêt scientifiq­ue

«Le IVe siècle est une période charnière, explique Denis Genequand, parce que les grandes villas vont être progressiv­ement abandonnée­s et remplacées par des établissem­ents plus petits et des hameaux qui se développer­ont pleinement en villages durant le haut Moyen Age. Et ce qu’on appelle un village n’existe pas dans les provinces occidental­es de l’Empire romain.»

Les traces de bâtiments en bois du site de Laconnex sont certes moins impression­nantes que les vestiges d’une villa antique. «Mais il faut vraiment faire la différence entre ce qui est spectacula­ire pour les yeux et ce qui est intéressan­t pour la science, tempère Denis Genequand, et ce site vient combler des lacunes importante­s dans notre connaissan­ce de l’histoire.»

Creuser, dessiner, cartograph­ier, documenter et archiver, ce minutieux travail de sauvetage au ralenti se poursuivra encore quelques semaines avant que le chantier ne soit restitué à son exploitant. Et rien n’exclut qu’il réserve encore quelques belles surprises d’ici à la fin de l’année.

 ?? (DR) ?? Cette pièce de monnaie en bronze daterait de la seconde moitié du IVe siècle. Elle a été trouvée au fond d’une fosse le 22 novembre. Le portrait d’un empereur romain orne une de ses faces. Un chrisme, symbole de la chrétienté, est gravé sur l’autre.
(DR) Cette pièce de monnaie en bronze daterait de la seconde moitié du IVe siècle. Elle a été trouvée au fond d’une fosse le 22 novembre. Le portrait d’un empereur romain orne une de ses faces. Un chrisme, symbole de la chrétienté, est gravé sur l’autre.

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