Shitamachi
Loin des foules apprêtées de Shibuya, des pop-up stores de Harajuku, des luxes architecturaux d’Omotesando, des bétons vertigineux de Shinjuku. Quarante minutes de métro, et Tokyo change de visage. A l’est de Yamanote, là où la rivière Sumida rejoint bientôt la baie, la lumière s’écoule plus patiemment, l’espace semble avoir une autre densité.
A Kiyosumi-Shirakawa, les passants ne sont qu’une poignée. Ils marchent sans se presser parmi les petits immeubles et les modiques ateliers qui longent le temple, dans des rues où sont désormais rassemblés quelques cafés ultra-branchés: Fukadaso, installé dans les tôles rouillées d’une ancienne barre résidentielle, All Press Espresso, ou Blue Bottle.
A Kuramae, à peine plus au nord, on déguste du macha bio dans l’échoppe de Nakamura Tea Life. On assiste à l’élaboration de chocolats torréfiés comme des arabicas dans le labo de Dandelion. Il y a des vélos alignés devant les boutiques de design, des manteaux savamment surdimensionnés, des légumes locaux dans leurs cageots. On songe à Brooklyn, en moins prétentieux, et plus raffiné.
Shitamachi. Ville basse. C’est ainsi qu’on appelle cette moitié est de Tokyo dont font partie Kiyosumi et Kuramae, par opposition à Yamanote – ville haute, collines – où sont situés les quartiers plus chics et animés de Shibuya, Harajuku ou Aoyama. Avant la modernisation du Japon, à la fin du XIXe siècle, Yamanote servait de résidence à la noblesse et aux samurais, tandis que Shitamachi abritait artisans et marchands dont les affaires étaient tributaires du réseau de canaux. Au bord de l’eau, l’attrait des marchés et les plaisirs du théâtre s’éployaient à l’ombre des sanctuaires. A la différence des villes européennes, organisées de manière concentrique, l’activité d’Edo était plus intense à la périphérie, selon un modèle centripète.
Shitamachi a perdu de son effervescence à la suite des grandes réformes de l’ère moderne, mais les connotations demeurent: dans l’imaginaire tokyoïte, tradition et simplicité caractérisent l’est de la ville, tandis que sophistication et prestige sont associés à Yamanote. A ce titre, le nouveau statut branché de Kiyosumi et Kuramae traduit un basculement de fond dans la dynamique de la ville. L’esthétique de modestie et d’authenticité propre aux Shitamachi canalise un air du temps marqué par les incertitudes économiques, tandis que les quartiers façonnés par la période de forte croissance n’ont plus l’exclusivité du cool.