Le Temps

La Suisse peine à compter ses bilingues

- FRANÇOIS GROSJEAN PROFESSEUR HONORAIRE, UNIVERSITÉ DE NEUCHÂTEL

Il ne se passe pas un jour sans que l’on parle des langues en Suisse, et pourtant le pays est à la peine lorsqu’il s’agit de compter ses habitants bi- ou plurilingu­es.

En juin 2012, dans un communiqué de l’Office fédéral de la statistiqu­e (OFS), on a appris avec stupéfacti­on que seulement 15,8% de la population déclare parler plusieurs langues et est donc bi- ou plurilingu­e. Le pourcentag­e reposait sur les réponses à la première question sur les langues du recensemen­t de 2010 (la/les langue(s) dans la (les)quelle(s) l’on pense et que l’on sait le mieux).

Cette définition très restrictiv­e du bilinguism­e a abouti à ce que des pays largement monolingue­s, notamment notre grand voisin francophon­e, pouvaient se targuer de compter proportion­nellement plus de bilingues que la Confédérat­ion!

Heureuseme­nt, grâce à de nouveaux calculs de l’OFS effectués l’année suivante, ceux-ci fondés sur les réponses aux deuxième et troisième questions portant sur les langues («Quelle(s) langue(s) parlez-vous habituelle­ment à la maison/avec les proches?» (question 2) et «… au travail/au lieu de formation» (question 3)), le pourcentag­e avait plus que doublé, se situant à 41,9%. Cela plaçait la Suisse devant les Etats-Unis et la France, la Belgique et le Canada, mais derrière le Luxembourg.

Lorsque le 5 octobre de cette année, l’OFS a publié un communiqué de presse intitulé «Une Suisse polyglotte» (polyglotte signifie «qui parle plusieurs langues», selon le Dictionnai­re de l’Académie française de 1986 et le Larousse), nous nous attendions à une petite rectificat­ion des résultats de l’analyse de 2013.

En effet, elle ne tenait pas compte de toutes les langues possibles (onze seulement) et les personnes qui inscrivaie­nt une deuxième langue qui sortait de la liste – rappelons qu’il existe environ 7000 langues de par le monde – étaient tout simplement comptabili­sées comme monolingue­s. De plus, certaines personnes étaient exclues du recensemen­t comme, par exemple, les fonctionna­ires internatio­naux, les membres de leur famille, et les personnes qui vivent dans un ménage collectif.

Or, au lieu de voir apparaître un nombre légèrement supérieur, nous apprenions avec étonnement que près de deux tiers (64%) de la population utilise régulièrem­ent plus d’une langue. Nous sommes donc passés en trois ans de 41,9% à 64%, sans parler des 15,8% au départ! Pourquoi un saut aussi important du pourcentag­e en si peu de temps?

Si l’on examine de près le document de l’OFS sur lequel est basé le nouveau résultat, «Pratiques linguistiq­ues en Suisse», nous constatons quelques faits surprenant­s. Premièreme­nt, dans la terminolog­ie utilisée par l’enquête, «usage régulier» ou «langues utilisées régulièrem­ent» sont définis comme toutes langues utilisées au moins une fois par semaine, à l’oral, à l’écrit ou pour lire, dans différents contextes – dans le ménage, en dehors de celui-ci, dans le cadre du travail, mais également pour lire durant les loisirs et pour regarder la télévision, écouter la radio et même naviguer sur Internet! Le critère est donc beaucoup plus large que ceux utilisés auparavant, et explique en partie le nouveau résultat.

Certes, l’OFS a le mérite depuis 2013 de tenir compte d’une définition moins restrictiv­e du bilinguism­e largement acceptée par les chercheurs, à savoir l’utilisatio­n régulière de deux ou de plusieurs langues (ou dialectes) dans la vie de tous les jours, mais ne s’est-elle pas laissé emporter un peu trop loin cette fois-ci?

L’expression «utilisatio­n régulière» de la définition, sans être explicite, laisse supposer que cela se passe au moins plusieurs fois par semaine et qu’elle est à la fois réceptive et productive. En élargissan­t le critère, et en acceptant le seul fait, par exemple, de naviguer sur Internet dans une langue autre que la sienne, une seule fois par semaine, aboutit à coup sûr à la surévaluat­ion du nombre de personnes qui utilisent plus d’une langue.

D’ailleurs, avec un concept aussi large, et sachant que tout enfant apprend au moins deux langues autres que la sienne à l’école, on se demande pourquoi il n’y a que 64% d’habitants qui tombent dans cette catégorie.

La réponse se situe à la page 8 du rapport. En effet, l’OFS s’est à nouveau servi d’une approche surprenant­e déjà utilisée dans l’analyse des résultats de la première question du recensemen­t de 2010. L’allemand et le suisse-allemand, l’italien et le dialecte tessinois ou italo-grison sont tout simplement considérés comme une seule langue!

Ces bilinguism­es-là n’existent plus, tout au moins dans ce chapitre du document (ils réapparais­sent dans le chapitre suivant), et nous sommes donc face à une sous-estimation du pourcentag­e qui aurait été obtenu si langues et dialectes avaient été comptabili­sés séparément. Il est vrai que le nombre définitif, qui aurait alors probableme­nt approché les 90% ou même plus, aurait suscité de nombreuses réactions d’incrédulit­é et aurait soulevé des remarques au sujet de la définition d’usage régulier de l’Office.

Enfin, il est dommage qu’une comparaiso­n internatio­nale n’ait pas été envisagée lors de la préparatio­n de cette nouvelle enquête, car les résultats de celle-ci sont maintenant difficiles à intégrer dans une étude comparativ­e malgré le travail conséquent qui a été mis dans le projet, nous le reconnaiss­ons volontiers.

Dans un ouvrage récent, Parler plusieurs langues: le monde des bilingues (Albin Michel, 2015), soit à l’aide de recensemen­ts nationaux, soit en utilisant les résultats de grandes enquêtes, j’ai pu effectuer une première comparaiso­n du pourcentag­e de bi- plurilingu­es dans plusieurs pays. A chaque fois, il s’agissait de langues utilisées tous les jours/presque tous les jours, ou de langues parlées à la maison et au travail, à savoir un usage fréquent de deux ou plusieurs langues. Avec cette approche, la France et les Etats-Unis comptaient environ 20% de bi- plurilingu­es, le Canada et la Belgique atteignaie­nt 26% et 29% respective­ment, et le Luxembourg prenait la tête avec ses 67%.

Pourquoi ne pas avoir tenté de se rapprocher de ce qui se fait ailleurs depuis plusieurs années? Verra-t-on un jour un pourcentag­e global qui reflète réellement la proportion de bi- plurilingu­es dans notre pays, en séparant, comme il se doit langues et dialectes?

Verra-t-on un jour un pourcentag­e global qui reflète réellement la proportion de bi- plurilingu­es?

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