Le Temps

L’art comme un parcours de vie au Palais de Tokyo

- ÉLISABETH CHARDON @echardon Carte blanche à Tino Sehgal,

Pour sa carte blanche, Tino Sehgal donne une place nouvelle aux visiteurs

Depuis quelques années déjà, le Palais de Tokyo s’est éloigné des formes classiques de l’exposition avec sa succession d’oeuvres étiquetées. Avec sa carte blanche, Tino Sehgal prend à l’extrême cette tangente. Il y a bien encore quelques oeuvres d’artistes invités mais on les voit ou pas, on les rencontre ou pas; elles sont plus ou moins discrèteme­nt présentes dans le dédale des 13000 mètres carrés à parcourir. Ce qui fait l’événement est ailleurs.

Bien sûr, en entrant dans le Palais de Tokyo, il est difficile d’échapper à l’immense rideau de perles de Félix Gonzalez-Torres, si impression­nant que les quelques poissons baudruches de Philippe Parreno qui flottent dans le hall en sont presque invisibles. On se faufile donc entre les perles vers un territoire qu’elles nous annoncent différent. De l’autre côté, nous voilà dans l’attente puisque aucun visiteur n’est innocent, d’autant moins lorsque la carte blanche dure depuis des semaines déjà. Articles et bouche-àoreille, voire quelques images volées, ont fait leur oeuvre: on sait qu’on sera pris à partie, d’une manière ou d’une autre, par des performeur­s.

Notre visite s’est déroulée en douceur, nous étions deux femmes, par moments ensemble, par moments séparées, comme cela se passe habituelle­ment dans la visite d’une exposition. Si elle fut douce, c’est qu’il nous fut possible dans un premier temps de rester simples observatri­ces des étranges ballets joués devant nous. Au départ, les performeur­s se différenci­aient à peine des visiteurs, silhouette­s parmi les silhouette­s, humains parmi les humains. Mais qu’ils se mettent par exemple à marcher en arrière et les voilà apparents. Tino Sehgal a le sens de la chorégraph­ie, il vient du monde de la danse. Cet automne, il a collaboré avec le Ballet de l’Opéra de Paris.

Parfois certains quittent le groupe, se dirigent vers un visiteur isolé. «Je peux partager quelque chose avec vous?» Et vous comprenez que vous faites partie de l’histoire. Tout cela n’est que fiction? Ce que nous a confié cette femme de sa relation avec son père était peut-être inventé: la mésentente, la maladie, l’apaisement, la mort… C’était en tout cas intime, cela a touché notre propre intimité. Qu’elle le répète dix fois par jour, le récipienda­ire est à chaque fois différent, et le moment sera ainsi infiniment variable.

Nous sortons à peine de ce moment de confidence et nous voilà explorant une salle obscure. Nous percevons des corps en mouvement, des visiteurs paniquent, rejoignent la lumière en courant. Nous restons contre le mur. Palpitatio­ns. Parmi les quelques oeuvres qui nous attendent dans ce vaste labyrinthe, l’une d’elles dialogue très bien avec ce moment. C’est une pièce de James Coleman, de 1977, qui donne à voir, éclats d’une mémoire qui n’est pas la nôtre, les images d’archives quasi subliminal­es d’un combat de boxe de 1927.

Au milieu de la longue marche qu’est cette visite, on fera une pause au Point Perché, le petit coin resto caché au fond du Palais de Tokyo et que Tino Sehgal a confié à Isabel Lewis. On tombera sur un philosophe, un DJ, ou simplement quelques plantes, quelques senteurs. Et l’on reprendra son chemin. Sous les gros points de couleur de Quatre fois moins ou quatre fois plus? de Daniel Buren, un enfant nous emmène vers la suite de l’aventure. Nous conversons. Qu’est-ce que le progrès pour vous? nous a-t-il demandé. Et puis voilà qu’il nous abandonne aux mains d’une adulte – nous nous trouvons un sujet commun, le jardinage – et puis elle nous confie à son tour à un homme, et il est vaguement question de la mort.

De l’intimité des partages à cette traversée des âges de la vie, c’est bien à notre humanité que s’adresse Tino Sehgal. Depuis une quinzaine d’années, l’artiste, né à Londres en 1976, et qui vit à Berlin, glisse du vivant dans les exposition­s des autres, crée ses propres événements. Il questionne notre place dans un monde où les présences se dissolvent dans les foules, dans la fausse ubiquité du virtuel.

«Je peux partager quelque chose avec vous?»

 ?? (COURTESY ASAD RAZA) ?? Philippe Parreno, «Annlee de Tino Sehgal», dessiné au Palais de Tokyo, 2013. Le personnage virtuel d’Annlee voyage d’artiste en artiste, d’exposition en exposition.
(COURTESY ASAD RAZA) Philippe Parreno, «Annlee de Tino Sehgal», dessiné au Palais de Tokyo, 2013. Le personnage virtuel d’Annlee voyage d’artiste en artiste, d’exposition en exposition.

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