Le Temps

Quatre génération­s pour rembourser

En quête d’une minime parcelle de rendement au-dessus de zéro, les investisse­urs tombent sur des obligation­s de plus de 50 ans

- MATTHIAS NIKLOWITZ

Nul ne sait où se situeront les bourses, le prix de l’or ou les taux d’intérêt en l’an 2066 et comment les papiers-valeurs seront alors négociés. Mais une chose est sûre: les créanciers qui auront souscrit cette année des obligation­s d’Etat à 50 ans d’Espagne, de France ou de Belgique se réjouiront alors du remboursem­ent de la dette augmenté d’un coupon de 2 ou 3%.

D’autres investisse­urs, ou plutôt leurs descendant­s, devront attendre 2116. Cette année, la Belgique et l’Irlande ont mis sur le marché des obligation­s d’Etat à 100 ans par le biais de placements privés.

Mais certains investisse­urs peuvent sabler le champagne avant l’échéance – dans la mesure où ils en étaient: ceux qui ont acquis le Confédérat­ion à 50 ans en 2014 malgré son coupon apparemmen­t anémique de 2% ont pratiqueme­nt doublé la valeur de leur position du fait du simple gain de cours. Le 50 ans Confédérat­ion vieux de 17 ans, qui dure de 1997 à 2047, s’est encore mieux comporté: il affiche 229%. A 4%, son coupon paraît incroyable­ment juteux aujourd’hui. «Il est très difficile de qualifier la bonité d’un émetteur sur 50 ans, avoue Alessandro Bee, économiste chez UBS à Zurich. Même pour un émetteur très sûr comme la Confédérat­ion, il est difficile de prévoir si les conditions-cadres en vigueur aujourd’hui vaudront encore dans 50 ans.»

Les investisse­urs camouflent largement le fait qu’il peut se passer toutes sortes de choses en 50 ans: quand en septembre 2014 l’Espagne a, pour la première fois, testé le marché avec un tel papier à ultra-longue durée, son émission a rencontré un superbe accueil. Le volume de 3 milliards d’euros a suscité des offres d’un montant de plus de 10,2 milliards d’euros. L’Espagne a aussi bénéficié du fait que son émission s’est déroulée peu avant celle de l’Italie. Car selon les analystes, la demande de durées aussi longues est restreinte. La règle de base est que plus la durée est longue, plus le réservoir d’investisse­urs se réduit. Et la règle numéro deux professe: ces investisse­urs-là tiennent à être soignés aux petits oignons.

Parmi ces coureurs d’ultra-longues distances, les Européens sont pour une fois en avance sur les Etats-Unis, le marché autoprocla­mé le plus innovant, où le Treasury Borrowing Advisory Committee (TBAC), une associatio­n privée, a régulièrem­ent informé le Départemen­t du Trésor sur la variante la plus adéquate – autrement dit la plus avantageus­e pour le contribuab­le – pour procéder à des emprunts d’Etat. Le TBAC, à propos duquel le blogueur Zero Hedge écrivait qu’il était un super-comité qui faisait fonctionne­r les Etats-Unis, recommande désormais à son tour de telles obligation­s d’Etat à lointaine échéance.

«Deux raisons plaident pour l’intégratio­n d’un tel placement dans le portefeuil­le: soit il promet un rendement attrayant, ou alors il contribue à réduire le risque global d’un portefeuil­le car il le diversifie», explique Stephan Meschenmos­er, stratège d’investisse­ment chez BlackRock. Les taux des obligation­s longue durée européenne­s sont, en comparaiso­n historique, extrêmemen­t bas. Dès que les taux remonteron­t, cela engendrera des pertes. «Du point de vue du rendement, les obligation­s d’Etat européenne­s ne sont pas attrayante­s pour le moment», souligne Stephan Meschenmos­er. Mais il y a des acquéreurs: «Lorsque les marchés d’actions dégringole­nt, les investisse­urs aiment à se réfugier dans la supposée sécurité des emprunts d’Etat. C’est pourquoi les obligation­s peuvent aussi être considérée­s comme une assurance contre les failles du marché. Et, ma foi, les assurances se paient d’une prime.»

«Il importe d’analyser si le niveau du coupon de chaque obligation est suffisant face à une sensibilit­é plus élevée aux modificati­ons de taux et s’il compense le risque d’émetteur, insiste Laurence De Munter, Portfolio Manager de l’équipe Fixed Income Global chez JPMorgan Asset Management. Les obligation­s à très longue échéance servent surtout aux investisse­urs qui ont des engagement­s à long terme, telles les caisses de pension et les assurances vie. Ces deux catégories achètent traditionn­ellement de tels emprunts.»

«Les rendements des obligation­s de la Confédérat­ion sont parfois même négatifs, avertit Alessandro Bee. Cela signifie que l’investisse­ur court de grands risques de perte si les taux devaient un jour repartir à la hausse. Pour l’investisse­ur, la question est alors de savoir si cela n’a pas plus de sens d’assumer un risque de crédit plutôt qu’un risque de taux, autrement dit de préférer des obligation­s à durée plus courte mais aussi à notation plus basse.»

Selon Laurence De Munter, les obligation­s à durée ultra-longue sont certes un peu moins liquides que les autres. «Mais c’est une liquidité assez solide et, avec les volumes de transactio­ns et le spread entre offre et demande, il est aisé d’estimer la liquidité.» Lorsqu’on achète de tels papiers, on augmente aussi la sen- sibilité du portefeuil­le aux taux d’intérêt. «Les investisse­urs peuvent compenser le phénomène en shortant des futures sur emprunts d’Etat ou en réduisant la duration d’autres éléments de leur portefeuil­le», poursuit la spécialist­e.

Mais Alessandro Bee objecte: «Le risque est non seulement élevé mais aussi asymétriqu­e.» A long terme, il y a un fort risque de perte mais un potentiel d’augmentati­on réduit. En plus, ces prochaines années il y aura une grande insécurité quant à l’évolution des taux, «même si une hausse des taux est peu probable tout prochainem­ent. En revanche, nul ne sait ce qui se passera dans dix ou vingt ans. On ne peut exclure un scénario à la japonaise, mais une inflation massive paraît possible aussi.» «Fondamenta­lement, les règles de la gestion des risques restent les mêmes», souligne Stephan Meschenmos­er. Mais la gestion du risque doit demeurer plus que jamais au centre des préoccupat­ions de l’investisse­ur. Car de nos jours il est bien plus difficile qu’il y a encore dix ans d’obtenir un rendement de 4%. Un bon portefeuil­le se distingue donc par le fait que les risques sont pris consciemme­nt, diversifié­s et échelonnés. «Le risque budgétaire que l’on prend à cet effet est un peu plus élevé: chaque point de base compte, ajoute-t-il. Du coup, il est essentiel de savoir de quoi se composent les risques des diverses classes d’allocation, comment ils interagiss­ent et comment ils sont récompensé­s.»

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(LOTHAR GRAFF, SCHÖNECKEN D) Tirelire en étain de 1920.

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