Le Temps

Au rendez-vous des âmes perdues

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e

Dans «L’Autre Côté de l’espoir», Aki Kaurismäki convoque quelques figures fraternell­es, immigré syrien, losers finlandais, pour un nouvel épisode tragi-comique de la condition humaine

Il est beau, le port d’Helsinki, la nuit, avec la rumeur marine au loin invitant à prendre le large. Sur le pont d’un cargo, un tas de charbon a frémi. Une silhouette bipède s’en extrait, noire comme l’enfer. Plus tard, à la douche municipale, ce kobold reprend figure humaine: il s’appelle Khaled, il vient de Syrie et cherche un havre de paix. Il demande l’asile politique et commence le parcours du combattant.

Pendant ce temps, Wikström, représenta­nt en chemises, largue les amarres. Il plaque sa soiffarde de femme, fourgue son stock de vêtements et part jouer son gain dans un tripot. Il décuple facilement la mise. Avec l’argent, il achète un restaurant, la Pinte dorée, et trois jeanfoutre inclus dans le prix, une serveuse, un portier lugubre et un cuistot qui, clope au bec, mitonne ses spécialité­s telle la sardine dans sa boîte accompagné­e de sa patate bouillie…

Un jour, Wikström trouve un immigré clandestin qui dort parmi des poubelles; ils se cognent, puis se connectent. Il était écrit que Khaled et Wikström devaient se rencontrer.

Héraut des perdants

Homme de coeur, prince des plaisantri­stes, sublime pochetron, Aki Kaurismäki est le héraut des perdants qui se tiennent droit. Au loin s’en vont les nuages, L’Homme sans passé, La Vie de bohême, La Fille aux allumettes, Juha, Les Leningrad Cowboys rencontren­t Moïse… Tous ses films sont dédiés aux déclassés, aux chômeurs, aux poètes, aux sansabri, aux musiciens de rue, aux hirondelle­s des faubourgs…

Six ans après Le Havre, le réalisateu­r finlandais revient au thème de l’immigratio­n. Malgré ses immenses mérites, sa structure similaire et son Ours d’argent du meilleur réalisateu­r au Festival de Berlin, L’Autre Côté de l’espoir n’atteint pas au génie de son prédécesse­ur. Si Wikström reflète Marcel Marx, cireur de chaussures, et Khaled succède à Driss, on a perdu les fantômes du réalisme poétique français, ainsi que la langue de Prévert – qu’on se souvienne de cette sentence énigmatiqu­e: «L’argent circule au crépuscule»…

L’Autre Côté… évoque l’immigratio­n et les préjugés qu’elle attise à travers une approche moins enchantée, qui laisse toutefois une belle latitude à la poésie et à l’absurde car, dans la géographie kaurismäki­enne, la Finlande a une frontière commune avec le Groland.

Tango finnois

Kaurismäki démontre une nouvelle fois son art de la compositio­n, reconduit ses harmonies de bleu cobalt et de mandarine assaisonné­es de dissonance­s surréalist­es – le portrait de Jimi Hendrix au mur de la Pinte dorée. La rupture de Wikström et de son épouse se joue en un plan muet, la femme assise à une table ornée d’un cactus dodu, de l’espèce dite «coussin de belle-mère», derrière lequel elle planque sa vodka.

Au centre de réfugiés, un ami irakien conseille à Khaled de sourire, car «ils renvoient les mélancoliq­ues en premier». L’absurde règne à tous les niveaux. La demande d’immigratio­n de Khaled est rejetée au prétexte que la situation s’est apaisée dans son pays, au moment même où la télévision montre la densificat­ion des bombardeme­nts sur Alep.

Le drame humain s’allège de moments burlesques et d’intermèdes musicaux – un air d’oud venu d’Orient, un peu de tango finnois ou de rockabilly martien gratté sur une guitare de fortune au coin d’une rue ou au fond d’un caboulot où l’aquavit coule à flots. Le comique atteint des sommets lorsque Wikström transforme son établissem­ent en sushi bar: on le voit coller sur des puddings de riz des filets de hareng saur badigeonné­s d’une épaisse couche de wasabi…

Tartine de wasabi

Mais tout n’est pas rose dans la sombre Finlande. Entré en clandestin­ité, Khaled a maille à partir avec les brutes de l’Armée de libération de la Finlande. Il doit la vie à de plus misérables que lui: agressé par les skins, il est sauvé par une troupe de loqueteux, d’éclopés et d’ivrognes surgissant des tréfonds du parking où ils croupissen­t.

Comme le relève joliment un critique anglais, chez Kaurismäki «la bonté et la camaraderi­e fleurissen­t de manière inattendue dans la pénombre, comme des jonquilles en février». Khaled désespère de retrouver sa soeur, Miriam, perdue entre Alep et Helsinki. Sous l’autorité de Wikström, une chaîne de solidarité se met en place pour que le miracle s’accompliss­e. Le film se termine sur une image ambiguë mêlant la vie et la mort sous le soleil de l’hiver. Khaled ne connaîtra peut-être pas de happy end mais il aura rencontré quelques justes, ces damnés de la terre qui touchent le fond sans abdiquer leur humanité. ▅

VVV L’Autre Côté de l’espoir, d’Aki Kaurismäki (Finlande, Allemagne, 2016), avec Sakari Kuosmanen, Kati Outinen, Sherwan Haji, 1h38.

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(FILM COOPI) Khaled (Sherwan Haji) a été trouvé par Wikström (Sakari Kuosmanen) alors qu’il dormait dans des poubelles. Ils se sont battus, avant de se lier d’amitié.

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