Demain, j’arrête
«Demain j’arrête, le nouveau mal du siècle?», s’interrogeait le site Atlantico dans un article sur notre manie de tout transformer en addiction: smartphone, télé… Dans une société rongée par la culpabilité, tout devient prétexte à la désaccoutumance
«Toute ma vie, j’ai mangé de la viande sans me poser de questions, raconte Valérie. Et puis j’ai regardé les vidéos d’abattoir qui circulaient sur Facebook, et ma main n’a plus été capable de saisir un steak au supermarché. A chaque fois, je pense au regard d’une vache. Adieu, la viande.» Pour Erick, c’est un «reportage sur le fléau des palmeraies en Afrique» qui l’a incité à arrêter l’huile de palme: «Je la piste sur toutes les listes d’ingrédients, et si je la trouve, le produit est banni à vie.» Du côté de Sarah, la liste de tout ce qu’elle a arrêté pourrait remplir un bottin: «Amazon depuis un article sur les salariés traités comme des esclaves, le jambon aux nitrites depuis un reportage sur cet additif cancérigène, les doudounes rembourrées aux plumes de canards maltraités, le chocolat car la filière fait travailler des enfants… Maintenant, mes deux tranches de jambon coûtent 15 francs et je me ruine pour avoir une consommation propre. Tant pis. Avec tous les lanceurs d’alerte, c’est la fin de l’innocence des Trente Glorieuses où l’on consommait sans se poser de questions.»
Liste noire
Comme atteint de gueule de bois après une jouissance sans entraves au milieu des rayons des grandes surfaces, le monde se cherche un modèle de vertu qui passe par une frénésie de sevrages: la cigarette parce qu’elle tue et stigmatise, le gluten parce qu’il rend la digestion plus lourde, le gras parce qu’il bouche les artères, le poisson parce qu’il est bourré de plomb ou d’antibiotiques, ou qu’il n’y en a plus assez dans la mer…
Et n’importe quel produit peut finir sur liste noire au gré de l’info: les pâtes Barilla depuis que le patron a tenu des propos homophobes, les baskets New Balance depuis que le vice-président des relations publiques a affirmé qu’avec «Trump les choses vont aller dans la bonne direction», etc. En Suisse, la consommation de produits équitables a augmenté de 11,1% en 2015, et continue de s’accroître. Tandis qu’aux Etats-Unis, selon le Conscious Consumer Spending Index, deux tiers des consommateurs disent rechercher d’abord des produits correspondant à leurs valeurs éthiques et environnementales. Sinon, gare au «buycott» (la grève d’achat), qui peut frapper à n’importe quel moment tel mode de consommation adulé hier. Ainsi de l’appli Uber, en pleine tourmente après avoir conquis les foules en permettant de se faire trimballer comme un prince dans des berlines low cost, avant que beaucoup réalisent que le low cost a un coût: des salariés trimant 60 heures par semaine pour un salaire maximum de 1800 francs par mois… Apparu début février sur les réseaux sociaux, le hashtag #DeleteUber (effacez Uber) a poussé 200000 personnes à fermer leur compte en quelques jours, selon le New York Times.
Petits arrangements
Hélas, chaque jour apportant son lot de scandales et révélations, ce sont autant de dilemmes moraux qui s’imposent 24h/24… «En arrêtant la viande, je me suis rabattue sur les superaliments tels que l’avocat. Et comme je ne suis pas la seule, j’ai appris que le boom de l’avocat accélère la déforestation, se désole Valérie. Mais je ne peux quand même pas tout arrêter! Du coup, je fais des petits arrangements avec ma conscience: j’ai troqué la voiture pour le vélo, mais je continue quelques Uber ponctuels, et je m’achète encore des t-shirts de fast fashion à 10 francs, même si je sais que derrière, il y a toute une industrie sale. De toute façon, avec la surinformation, n’importe quel plaisir devient coupable…»
La responsabilité individuelle? «La plus grande réussite de la société capitaliste», selon Gianni Haver, sociologue de l’image et professeur à l’UNIL: «On a opéré une fracture du collectif, et désormais, chacun a l’impression que tout lui incombe. C’est un peu: si tu achètes, tu assumes… Et plutôt que de supprimer telle consommation néfaste, on nous incite à l’arrêter individuellement pour se tourner vers une alternative plus responsable, mais beaucoup plus chère, ou même parfois stigmatisante puisqu’elle oblige à s’extraire du troupeau…»
A chacun, donc, de combattre toutes les tentations qui continuent de clignoter comme des guirlandes de Noël en proclamant bravement «j’arrête»: le café, le sucre, le streaming, la paresse… Ma vie maintenant, c’est yoga, rendement et baies de goji. Vive la maîtrise de moi. Sauf que celle-ci n’est qu’un mythe selon Kentaro Fujita, professeur de psychologie à l’Université de l’Ohio: «Notre modèle du contrôle de soi est celui d’un combat entre l’ange et le diable. Nous pensons que les gens dotés de volonté sont ceux qui combattent le mieux leur démon. En réalité, les meilleurs dans la maîtrise de soi ne l’affrontent jamais.» Concrètement, cela signifie que ceux qui résistent le mieux au vice (Coca, cigarette, smartphone) n’ont tout simplement jamais commencé à y goûter ou vivent dans un environnement qui en est exempt. Et que pouvoir arrêter, c’est aussi le loisir d’avoir pu y goûter un jour, comme le souligne Sarah: «Je sais que je me pose des dilemmes de riche avec mon choix de consommer du chocolat issu du commerce équitable vendu deux fois plus cher, quand la plupart des gens sur cette planète se demandent seulement ce qu’ils vont pouvoir manger.»
Adieu Facebook
La frénésie des «J’arrête»? Le nouveau syndrome d’une société repue d’excès. «On est en train d’apprendre à gérer la surabondance, analyse Gianni Haver, car l’homme de Cro-Magnon ne se demandait pas s’il devait arrêter la viande… Nous subissons aussi un excédent d’émetteurs médiatiques qui nous apportent sans cesse des nouvelles polluées, des fake news parmi lesquelles nous avons du mal à faire le tri, et qui concentrent nos croyances dans des délais toujours plus courts. On arrête telle chose quinze jours, telle autre les deux semaines suivantes. Il faut se définir et se redéfinir par ces microactes militants…»
Nouveau sevrage à la mode? Bouder les réseaux sociaux, en rêvant au monde d’avant, tellement moins bruyant… «Chers amis, je vais quitter Facebook, écrit ainsi Julien sur son mur. Certains postent des chats, d’autres des photos de repas. Qu’ils le fassent ne me gêne pas. Mais qu’ils me reprochent de trop publier mes coups de gueule politiques montre le manque d’ouverture. Les algorithmes nous enferment de plus en plus dans les idées que nous avons déjà, alors je tire ma révérence.» A ce jour, Julien est toujours connecté. Mais promis, il arrêtera demain…
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«On est en train d’apprendre à gérer la surabondance, car l’homme de Cro-Magnon ne se demandait pas s’il devait arrêter la viande…»
GIANNI HAVER, SOCIOLOGUE