Les écrits de l’art brut, sortis du silence
Les lettres qu’Adolf Wölfli, Jeanne Tripier et Aloïse adressaient à d’impossibles destinataires prennent vie sur scène dans «Ecrits d’art brut à voix haute» à Neuchâtel
Ce sont des chants d’amour, des récits de voyages fantastiques, des lettres de rages farouches, des recettes hallucinées. Ce sont les rigoureuses descriptions de vols consignées par Gustav Mesmer, pourtant ancré au sol avec ses vélos à voiles.
Les écrits de l’art brut ont été créés dans la nuit et l’enfermement asilaire. Ni reçues, ni envoyées, ces correspondances de l’impossible étaient jugées délirantes et interceptées par les autorités médicales. Ces textes sont portés au jour au Musée d’ethnographie de Neuchâtel par Lucienne Peiry et son équipe. Ecrits d’art brut à voix haute est une représentation qui mêle lecture, théâtre, conférence et projection d’oeuvres.
Lucienne Peiry a choisi une vingtaine de manuscrits, rédigés par sept artistes entre la fin du XIXe siècle et la moitié du XXe. Parmi eux, Adolf Wölfli, Jeanne Tripier, Aloïse ou encore Aimable Jayet. Dans sa présentation, la spécialiste de l’art brut parle de ces oeuvres mais aussi des conditions de leur création. Elle évoque Constance Schwartzlin-Berberat et ses recettes minutieuses où la jeune femme ajoute de plus en plus de blancs d’oeufs battus en neige. Elle précise que Constance souffrait de troubles de l’alimentation.
Une frénésie et une résistance
L’historienne de l’art dépeint les sous-sols de l’hôpital psychiatrique de Fribourg, une salle borgne aux murs tapissés de dossiers de patients. «Je me souviens du carton de Justine Python, de ses petits morceaux de papier recto-verso. L’écriture était si fine, presque illisible. On pouvait y lire des textes incroyables, mais aussi son quotidien, les bains d’eau glacée, les brimades.»
Penchée au bord de sa chaise, les mains voltigeantes, Lucienne Peiry prend sa voix d’oratrice. «En écrivant depuis cet univers clos, ces auteurs prennent une clé des champs qui leur permet de se faire la belle.» Ces missives, souvent dépourvues de ponctuation, suggèrent une hâte, une frénésie. «Surtout, il faut faire vite.»
Pour l’historienne, il faut faire découvrir ces textes, car ils sont une résistance. «Les auteurs n’ont que faire des règles grammaticales, de la syntaxe.» Les manuscrits sont splendides, calligraphiés, gribouillés, dessinés: c’est une autre manière d’aborder l’écriture, sans références.
Une langue souterraine
Ces écrits, presque inconnus du grand public, sont «comme une langue souterraine qui sourd». Pour Lucienne Peiry, qui a dirigé la Collection de l’art brut de Lausanne pendant dix ans, il y a une nécessité de la lecture à voix haute. «Quand les acteurs Anne Benoît et Alain Fromager interviennent, ils donnent chair à ces lettres auparavant muettes.» Depuis 2015, une nouvelle représentation est crée chaque année grâce au soutien de la Fondation Jan Michalski à Montricher.
Le manuscrit de l’art brut luimême, dans ses prémices, est une oeuvre. Il y a une grande pauvreté dans les matériaux utilisés, car le papier était souvent inaccessible. Ainsi, Aloïse va chercher des morceaux d’emballages qu’elle raccommode, repasse et relie ensemble. D’autres utilisent des enveloppes usagées, de vieux sacs de ciment.
Ces lettres, quand elles ont un destinataire, s’adressent au directeur de l’hôpital, à des instances imaginaires ou à des entités supérieures. Quand Jeanne Tripier gratte le papier portée par la voix de Jeanne d’Arc, elle rejette toute paternité sur son oeuvre. «Elle était vendeuse à Barbès, Wölfli était valet de ferme… Jamais ils n’auraient revendiqué le statut d’artiste. Peutêtre que c’est cela qui confère à leurs écrits un caractère éblouissant: jamais ils ne font semblant.»
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Lecture-spectacle, le jeudi 16 mars à 20h15, auditoire du Musée d’ethnographie de Neuchâtel.