«La transcendance, c’est l’humain»
Affaire Fillon, imprévisibilité de la campagne présidentielle, passions romantiques, goût du spectacle: le philosophe et ancien ministre de l’Education affirme ses positions, à rebours des Cassandre du déclin, en optimiste lucide
Le Temps a pu rencontrer le philosophe et ancien ministre français Luc Ferry. Qui plaide pour une forme d’humanisme contemporain.
Comme le hibou bien luné, Luc Ferry descend ce matin-là de la montagne. Ce philosophe épris d’altitude y cogitait avec la violoniste Isabelle Meyer sur un spectacle qui leur est cher, Le Violon des passions, à l’affiche bientôt à Lausanne et à Genève*. La musicienne affectionne ces entrelacs: un grand air appelle la pensée et inversement. C’est ainsi que la montagne est magique.
On s’y croirait presque, d’ailleurs, chez Thomas Mann, dans ce palace lausannois. Sous le lustre, face aux Dents du midi, Luc Ferry commande un café avec «cette crème suisse» qui est son péché du jour. Dans un moment, l’ex-ministre de l’Education nationale, le stakhanoviste de l’essai – il vient de publier 7 façons d’être heureux ou les paradoxes du bonheur –, l’amateur de bolides sautera dans son train pour Paris. Sa ligne? Réfuter le refrain de la décadence, professer un optimisme lucide, dissiper les brumes enveloppantes de la nostalgie. Ce hibou a en horreur les vieilles lunes.
D’où vient ce désir d’être en scène? C’est Isabelle Meyer qui me l’a demandé. L’idée vient d’elle. Ce qui préside à ce spectacle, c’est le désir de rappeler comment de grands textes littéraires ou philosophiques sous-tendent des oeuvres musicales devenues canoniques. Songez à La Méditation de Thaïs, ce solo pour violon de Jules Massenet devenu un tube. C’est d’abord une nouvelle d’Anatole France qui met en jeu Eros et Agapé, c’est-à-dire l’amour de charité.
Quelle sera la nature de vos interventions? Il y aura trois types de réflexion de ma part. Je parlerai de l’amour et de ses différents visages, Eros, Agapé et Philia. J’aborderai évidemment le romantisme en musique, sa façon de s’enraciner dans l’esprit des nations, le Volksgeist, contre l’universalisme de la Révolution française. J’évoquerai enfin la nostalgie, qui est un thème romantique par excellence, le fameux Sehnsucht, qui revient en force dans la vieille Europe.
Luc Ferry, acteur? Conférencier plutôt. Je suis prof, pas du tout comédien. Je transmets des idées, j’essaie de rendre claires des notions parfois difficiles. Et puis je n’aime pas le théâtre, à vrai dire, son côté affecté façon Sarah Bernhardt, ni l’opéra d’ailleurs, à part les moments d’orchestre. Rien de plus beau que le prélude de Parsifal, non?
Vous êtes mélomane? J’aime la musique par-dessus tout. Ma mère était une musicienne formidable. Mon père un excellent violoncelliste. A 5 ans, je suivais déjà des cours d’interprétation. Il m’arrive de reprendre mon violoncelle, même si c’est aujourd’hui une catastrophe.
«Le Violon des passions» est une façon de poursuivre votre réflexion sur «la révolution de l’amour», titre de l’un de vos essais. Vous releviez que le sacré en Occident avait changé de nature… Oui. Ce que nous vivons, c’est une révolution dans l’ordre du sacré. Que faut-il entendre par là? Pas l’opposé du profane, mais ce pour quoi on peut se sacrifier. Des valeurs sont sacrées si je peux mourir pour elles. On est mort pour Dieu, pour la patrie, pour la Révolution. Ces trois figures sont mortes dans notre vieille Europe. Nous sommes entrés dans un processus différent qui est lié au mariage d’amour, à la naissance de la famille moderne et au déclin des entités sacrificielles traditionnelles. Pour qui seriez-vous prêt à mourir, vous? Pour les êtres que vous aimez, vos enfants, vos amis, vos frères et soeurs.
Plus de transcendance donc? Au contraire, c’est l’humain. L’histoire de l’humanitaire est sous-tendue par cette transcendance. Pensez à Henri Dunant et à son Souvenir de Solférino, ce livre formidable. Avec Dunant, on a la sacralisation du prochain, c’est-à-dire un universalisme. Le prochain, c’est le contraire du proche. C’est celui qu’on ne connaît pas. Toute l’histoire de mon ami Bernard Kouchner et des french doctors, celle aussi de la Croix-Rouge reposent sur l’idée qu’il vaut la peine de risquer sa vie pour l’être humain.
Nos proches nous donneraient le goût du prochain? Oui. C’est parce que je suis prêt à donner ma vie pour mes enfants que je comprends que vous êtes dans la même situation que moi. Si vous êtes agressé, là maintenant, je suis disposé à risquer ma vie pour vous, mais pas pour la France. Je suis autant Suisse, Italien ou Allemand que Français. Je suis Euro- péen. Mon père, lui, était prêt à mourir pour la patrie.
Sur la scène politique française, le mariage d’amour a aussi une fonction stratégique. Comment l’expliquez-vous? Vous avez noté qu’Emmanuel Macron fait monter sa femme sur l’estrade. L’idée, c’est que la famille est le lieu du sens. La question politique fondamentale est: «Qu’est-ce que vous voulez, vous, pour vos enfants?» En mettant en avant leurs enfants ou leur femme, les politiques montrent qu’ils ont les mêmes préoccupations que vous et moi.
Fini donc le panache d’antan, place à la proximité? C’est un changement complet par rapport aux années 1960. A cette époque, la société civile est taxée par l’Etat qui envoie des jeunes faire une guerre absurde en Algérie. Aujourd’hui c’est l’inverse. L’Etat est vu comme un auxiliaire de l’épanouissement des familles, non plus comme celui qui va taxer les familles et les envoyer à la mort. Ce qu’on demande à un politique, c’est de permettre à nos enfants de trouver un sens à leur vie.