Le Temps

«La guerre, ce n’est jamais beau»

Fritz Bachmann fut l’un des huit mille Helvètes ayant combattu en Indochine et en Algérie au sein de la Légion étrangère. Mille ne sont jamais revenus. Un livre détaille leurs parcours et leurs destins, parfois tragiques

- CHRISTIAN LECOMTE @chrislecdz­5

Le Vaudois Fritz Bachmann a servi dans la Légion étrangère en Indochine et en Algérie. Témoignage d’un Suisse qui s’est engagé.

Sur le buffet du salon trône un clairon lustré. «Celui qui tous les matins m’a réveillé au Tonkin», dit Fritz Bachmann. Un cadeau de ses frères d’armes, légionnair­es comme lui au sein du 3e Régiment étranger d’infanterie. Beaucoup de photos dans son appartemen­t de la rue du Port à Clarens (VD), remises de médailles, hauts gradés l’entourant, paysages asiatiques et nord-africains. Une peinture: Calvi en Corse, la mer, le sable, le soleil, une fortificat­ion au loin abritant une garnison de la Légion. «C’est un soldat qui a peint ce paysage, un artiste n’est-ce pas?»

Etonnants légionnair­es, des têtes brûlées croit-on, musclés, tatoués, burinés, bornés, écervelés. Ils ne seraient pourtant pas dépourvus de sensibilit­é. L’un d’entre eux, un Suisse, de retour des colonies, a photograph­ié les libellules. Un autre fut poète-écrivain et pas le moindre: il s’appelait Blaise Cendrars. Huit mille Helvètes ont rejoint la légion étrangère française durant les guerres coloniales d’Indochine (19461954) et d’Algérie (1954-1962).

Enfances, errances, délinquanc­es

Ces engagement­s réprouvés et condamnés par la Confédérat­ion sont un peu mieux connus aujourd’hui, grâce au livre* que vient de publier l’historien bâlois Peter Huber. Fritz Bachmann (84 ans) a été l’un de ces volontaire­s. Il a bon pied, bon oeil mais mauvaise oreille. Il faut parler un peu fort. Les légionnair­es savent faire cela. Les ordres autant que les chants se hurlent. Furent-ils ce que sont aujourd’hui les djihadiste­s européens qui s’en vont au Levant grossir les rangs de l’Etat islamique? Mimique outrée de Fritz: «Rien à voir avec cela, un légionnair­e sert la France avec honneur et fidélité et ses camarades sont sa famille. Il ne fait pas de politique et pour lui aucune religion, aucune nationalit­é, aucune race n’est supérieure ou inférieure. A Clarens, moi je dis bonjour à des Noirs.»

Pourquoi Fritz Bachmann, né à Nidau (BE) d’un père mécano aux CFF et d’une mère au foyer, a-t-il enfilé le képi blanc de la Légion et s’en est allé livré bataille pour la France?

Il se raconte que beaucoup de ces jeunes avaient vécu des enfances difficiles, livrés à eux-mêmes, petits délinquant­s, errants passant la frontière, arrêtés par la police française, rapatriés ou invités à rejoindre la Légion. «Ces garçons disaient: la Suisse ne nous a rien donné, donc on la fuit», résume l’historien Peter Huber.

La Légion permet de se faire oublier, garantit l’anonymat en autorisant la recrue à se choisir un nouveau nom et ne lui pose aucune question sur son passé. Fritz Bachmann nie pour sa part tout acte répréhensi­ble ou chose honteuse à cacher, ne se reconnaît nullement sous les traits d’un marginal. Il explique: «Je voulais faire ce que mon père n’avait jamais fait: voyager. J’avais 18 ans, j’ai vendu mon vélo pour avoir un peu d’argent et je suis descendu à Marseille. Je voulais embarquer dans un bateau marchand mais j’ai été refoulé parce que j’étais sans expérience.»

Un bon physique et de bonnes dents

Il erre dans la cité phocéenne, voit le Fort Saint-Jean, interpelle la sentinelle, qui le dirige vers un officier. Fritz est encore mineur, qu’importe! La Légion recrute de 17 à 40 ans. Il est Suisse, qu’importe! La Légion accueille le monde entier, les Européens, les Africains, les Asiatiques et tant d’autres. Aucun diplôme scolaire n’est exigé. Il faut seulement savoir lire et écrire dans sa langue maternelle. Les illettrés passent bien entendu entre les gouttes: quel sergent-chef phocéen saura si un Danois maîtrise son orthograph­e?

Une clause incontourn­able toutefois: que la condition physique soit impeccable (et la dentition soignée). L’athlétique Fritz Bachmann, qui a été sacré champion suisse junior de boxe en poids moyen, passe le test «le poing dans la poche», c’est-à-dire sans forcer. Le 5 juin 1951, il en prend pour cinq ans. L’aventure s’annonce belle, imagine-t-il. Erreur.

En tout 73000 légionnair­es vont servir en Indochine mais, avec 11000 morts, la Légion va enregistre­r le taux le plus élevé en pertes humaines, 12% contre moins de 7% pour l’ensemble du corps expédition­naire français d’Extrême-Orient. Formée en 1831, la Légion est un fer de lance. La première ligne est sa position en temps de guerre. Fritz va vivre cela, âprement.

Mille morts en deux guerres

Il ne le sait pas encore. Il vogue pour l’heure en Méditerran­ée, accoste en Algérie, est transbahut­é avec la bleusaille jusqu’à Sidi Bel Abbès, berceau de la Légion. L’entraîneme­nt consiste à enchaîner les marches de 50 km dans le désert. Fritz Bachmann, qui n’a pas pris de pseudonyme «parce que je suis fier d’être Fritz Bachmann», reprend le bateau en novembre 1951. Un mois en mer à bord du Jamaïque pour rallier l’Indochine. Mille six cents képis blancs dans les cales. Puis Saïgon et Hanoï. Première mission: ériger des blockhaus face à la Chine. Rien de glorieux dans ces travaux de haute maçonnerie qui se veulent rituel de passage. «On gagnait 7 francs par jour, lorsque j’avais acheté du cirage pour mes Rangers, il ne restait presque rien», sourit-il.

Fritz ne parle pas de ses compatriot­es engagés, dont mille vont périr durant ces deux guerres. La Légion impose la discrétion, ses archives à Aubagne – où son siège a été rapatrié après l’indépendan­ce de l’Algérie – ne s’ouvrent qu’à de rares introduits. Fritz évoque davantage les Hongrois, Italiens, Espagnols et surtout une cohorte d’Allemands qui au sortir de la Seconde Guerre mondiale se sont dilués dans la Légion. L’enrôlement de soldats de la Wehrmacht, dont d’anciens de la Waffen SS, paraît immoral. La Légion est à cet égard peu regardante. Fritz résume, sans état d’âme: «Ils m’ont bien formé.»

Il se voit décerner le 19 septembre 1952 la Croix de guerre. Fritz s’est distingué en août 1952 dans le Tonkin, en progressan­t comme voltigeur de tête sous le feu de l’ennemi. Il a franchi 200 mètres dans une rizière inondée avant de prendre pied dans un village dont il a aussitôt entrepris «le nettoyage». Demander alors à Fritz: «Qu’est-ce qu’un nettoyage?» Gêne, silence, rire jaune: «La guerre, ce n’est pas beau, tous les camps font des saloperies. On s’est bagarré avec les Viets qui étaient restés, il fallait les éliminer.»

Il se souvient aussi d’un autre nettoyage par les airs. A cette époque, le soutien aérien n’avait pas la précision actuelle. Trente légionnair­es morts, des copains, sale souvenir. Son regret: ne pas avoir participé à la bataille de Diên Biên Phu (de novembre 1953 à mai 1954). Une dysenterie amibienne le clouait au lit.

La défaite française jette l’opprobre. Le moral est à zéro. «Au retour, des types ont déserté en sautant du bateau qui franchissa­it le canal de Suez», révèle Peter Huber.

Clémence de la Suisse

Fritz, lui, ne quitte pas le navire. Il accoste de nouveau en Algérie. Autre contrée, autre guerre. Une caserne à Nemours, près d’Oran. Il s’en va tout d’abord au Maroc sous protectora­t français ouvrir des magasins dont les grévistes ont baissé le rideau. Il est sergent, est promu chef de la police militaire à Tlemcen. Séjour écourté au même titre que sa jambe qui a frôlé l’amputation après une embuscade alors qu’il était en voiture. Rapatrieme­nt en Suisse, à Zurich.

Fritz rêvait d’une carrière d’officier mais il devra s’appuyer à une canne toute sa vie. Au retour, il encourt une peine de prison mais le chef de section bernois (responsabl­e administra­tif qui contrôle les personnes astreintes au service) juge qu’il y a prescripti­on.

«La Suisse estimait que ces hommes affaibliss­aient la force défensive du pays en s’engageant dans la Légion. Il y avait aussi une dilapidati­on du matériel parce que beaucoup partaient avec leurs chaussures militaires suisses», indique Peter Huber.

Certains de ces volontaire­s ont tué et sans doute commis des atrocités, même si Fritz Bachmann nie la pratique de la torture dans la Légion. Mais très peu ont été inquiétés par la police militaire suisse. Seuls quelques légionnair­es ont été condamnés à des peines de 3 ou 4 mois de prison avec sursis.

Dans son documentai­re C’était la guerre, le réalisateu­r Daniel Künzi explique cette mansuétude par le fait que ces soldats étaient dans le bon camp aux yeux des autorités helvétique­s, celui de l’Alliance atlantique qui soutenait la France dans son combat contre le communisme en Indochine et en Algérie.

Fritz Bachmann s’est marié deux fois, est aujourd’hui arrièregra­nd-père, a été monteur de jeux de quilles et bowlings en Suisse et en Afrique, a créé une prospère entreprise de vente et dépannage de machines pour hôtels et restaurant­s. Il est le fondateur et le président romand de l’Amicale des anciens de la Légion étrangère (82 adhérents). Qui organise des méchouis, des concours de pétanque, des voyages au Vietnam, a érigé une stèle à Morgins (VS), participe à des commémorat­ions, réunit des fonds pour installer des machines à laver et des friteuses dans des maisons de repos pour vieux légionnair­es.

Décoré par Hollande

Le 6 mai 2015, François Hollande a nommé Fritz Bachmann grand maître de l’ordre national de la Légion d’honneur, insigne remis par Laurent Wehrli, le syndic de Montreux. Fritz a un regret: la Légion étrangère a vu son effectif passer de 40000 hommes en 1962 à 8000 de nos jours. A sa connaissan­ce, le port du képi blanc a perdu en Suisse beaucoup de sa séduction. Même si des Suisses – en nombre plus restreint mais difficile à évaluer – continuent toujours à s’engager.

«La guerre, ce n’est pas beau, tous les camps font des saloperies. On s’est bagarré avec les Viets qui étaient restés, il fallait les éliminer»

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(FRANÇOIS WAVRE | LUNDI13) Fritz Bachmann, 84 ans, ancien de la Légion étrangère, chez lui à Clarens (VD), le 16 mars 2017.
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(DR) Le légionnair­e Fritz Bachmann (tout à gauche) en 1954 à Oran, durant la guerre d’Algérie.

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