L’AVS livrée aux passions
On transige pour des intérêts, jamais quand il s’agit de passions ou de doctrines. Ce qui vient de se passer aux Chambres fédérales à propos de la réforme de la prévoyance vieillesse et de l’AVS confirme le vieil adage. «Loin d’être plus sage que le peuple, l’élite n’est pas raisonnable, car elle est livrée à ses désirs et à des motivations pas toujours avouables», enseignait le philosophe Alain, l’auteur des Propos sur les pouvoirs.
Il aura fallu 170 heures de débats, entourés de conciliabules de coulisses et de sommations à l’endroit des indociles, dans une ambiance exécrable, pour que le Conseil national adopte jeudi la réforme des retraites. La campagne de votation sera féroce jusqu’en septembre. Rien que de l’humain, dans le fond, puisque la question des retraites concentre à elle seule toutes nos contradictions, nos conceptions opposées sur la relation entre l’Etat et les citoyens. Elle reflète notre vision de la solidarité et de la responsabilité individuelle, du système économique. Elle définit notre droit au repos et aux ressources. Elle parle de l’incertitude liée à l’évolution démographique. En un mot de tout ce qui fait qu’il existe une droite et une gauche. Une charge explosive.
Les passions ou les idéologies n’empêchent pas les intérêts. Dans cette empoignade, deux types d’enjeux enveniment encore les échanges: les rapports de force et les finances. Le virage à droite du Conseil national depuis les élections de 2015 a durci les conflits entre gauche et droite. Avec 108 représentants sur 200, le bloc UDC-PLR-Vert’libéraux – malgré la défection des Vert’libéraux cette fois-ci – entend bien infléchir la politique fédérale à sa volonté. Si ce n’est sur les questions européennes, du moins en matière de politique économique. Moins de réglementation, moins de pression fiscale sur les entreprises, davantage de rigueur budgétaire. C’est une remise en cause de la pratique du compromis à laquelle la politique fédérale était condamnée ces dernières décennies faute de majorité claire. Les fronts se sont durcis. Une lutte de pouvoir. Forte de sa victoire contre la réforme de l’imposition des entreprises (RIE III), la gauche entend montrer ses limites au bloc de droite. Et jouer sur les questions sociales le peuple contre les élus de droite. Reculer sur la question des retraites aurait été un aveu de faiblesse fatal pour le PS.
L’autre enjeu est l’avenir des caisses de pension, déjà entravées par la baisse inquiétante des taux et les intérêts négatifs prélevés par la BNS. Les quelque 1800 caisses de pension gèrent une fortune de quelque 800 milliards de francs, ce qui laisse aux banques, gestionnaires de fortune et conseillers plusieurs milliards en frais de gestion. Dans une logique d’économie strictement libérale, pas question de favoriser un renforcement de l’AVS redistributrice au détriment d’un 2e pilier basé sur la capitalisation. La place financière, de plus, a tout intérêt à une croissance des capitaux sous gestion par l’augmentation des cotisations. Enfin, un échec de la réforme ou simplement une part plus réduite de la TVA – 0,6% au lieu de 1% comme le proposait le Conseil des Etats – pourraient avoir pour conséquence d’imposer très vite une nouvelle réforme, comme de repousser l’âge légal à 67 ans, comme y songe le PLR. Sur les passions, s’incruste donc la méfiance, pour ne rien arranger. Derrière l’invocation de l’intérêt commun, combien d’intérêts particuliers?
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