«Le Temps» est de 6 mois plus âgé que Google!
Et il n’est pas aussi rentable… Le 8 mars, Le Temps a recensé les propositions faites pour «sauver» la presse. A l’exception de celles de Fathi Derder et de Patrick Aebischer, toutes se concentrent sur l’aide au financement. Ce n’est peut-être pas l’essentiel. Quand une baignoire se vide, il ne s’agit pas de savoir s’il faut la remplir avec de l’eau chaude ou avec de l’eau froide… Le modèle d’affaires est le coeur du problème. Que veulent les lecteurs? Comment développer une entreprise autour de cela?
Le Temps a été créé en mars 1998, six mois avant Google et six ans avant Facebook (2004). A l’époque, la part des journaux dans la publicité globale s’élevait à 32%. Aujourd’hui, elle est de 9%. Entretemps, la publicité digitale est passée à 38%. Google et Facebook en prennent 60%! Le premier smartphone a été lancé en 1999. Maintenant, 68% de la publicité digitale va sur le mobile.
Pourquoi les éditeurs ne se sont-ils pas adaptés? Parce que – et c’est le coup classique – la concurrence est venue d’ailleurs. (Note: se méfier des spécialistes, ils ne voient jamais venir la concurrence en dehors de leur secteur…) Face à ce tsunami, changer le financement d’un vieux modèle n’est pas une option.
Il en va de même pour l’actionnariat. Le quotidien britannique The Guardian est détenu par une fondation; il perd de l’argent. Aux Pays-Bas, la Fondation démocratie et médias est actionnaire de plusieurs journaux; ils sont profitables. Les fondations actionnaires ne sont pas une nouveauté. Siemens, Bosch, BMW sont détenus par des fondations mais sont soumis aux mêmes pressions de rentabilité.
Quel modèle d’affaires?
Celui-ci sera probablement hybride. Plus de digital en semaine et plus de papier le week-end? Historiquement, les médias s’ajoutent les uns aux autres. La télévision n’a pas détruit la radio, Internet n’a pas tué la télévision. Seules les parts de marché changent et le choix du consommateur augmente. Le papier ne mourra pas: les ventes de livres électroniques stagnent depuis deux ans. Il se consommera différemment et à d’autres moments.
Le lecteur reste au centre. Cela implique une vraie politique de service à la clientèle. Trop souvent, jadis, les lecteurs n’obtenaient pas de réponse à leurs messages et les abonnés faisaient face à un mur administratif. La tentation était grande de se concentrer sur la publicité et moins sur le lectorat. Mais c’est toujours la publicité qui va vers le lecteur et jamais le lecteur qui va vers la publicité. On n’a jamais vu un lecteur acheter un journal pour y lire des réclames.
Un journal est plus qu’un journal, c’est une marque. Un côté émotionnel le relie à son marché. Le lecteur se sent aussi propriétaire de la marque. Ainsi, le journal est au centre d’un écosystème: numérique, papier, conférences, vidéos, etc. Yves Saint Laurent ne fait pas son argent avec la haute couture mais avec l’extension de la marque, prêt-à-porter ou parfums. Une gestion de la marque implique de respecter les identités de chacun. On ne gère pas des journaux comme un portefeuille de titres, on ne vend pas une montre de luxe avec un bracelet en plastique.
La proximité avec le marché est essentielle. LVMH détient plusieurs marques de montres en Suisse (Hublot, TAG Heuer, Zenith) et leur laisse la liberté de management. TAG Heuer se lance dans la montre connectée. Ce n’est pas une politique du groupe. Si cela marche (avec Jean-Claude Biver, c’est probable), ce sera ou non cascadé ailleurs. En affaires, ceux qui gagnent sont ceux qui essaient le plus. Un journal comme Le Temps doit être un laboratoire d’idées. L’avantage d’être petit est de pouvoir être plus innovant.
Il faut rester rentable – c’est le prix de la liberté. Pour réussir, toute entreprise doit respecter quatre principes: tester de nouveaux produits, exécuter parfaitement sa stratégie, connaître intimement ses clients, et vendre, vendre… Le reste est de la littérature. La presse romande n’y échappe pas; elle ne peut prétendre être éternellement subventionnée de l’extérieur.
La presse est une «infrastructure intellectuelle»
Quand je suis devenu président du Temps, en 2001, nous nous sommes retrouvés autour de la table du conseil d’administration avec des compétences très différentes et une compréhension très inégale du monde des médias. Certains étaient de grands professionnels du métier, d’autres moins. Mais nous avions en commun une connaissance profonde, voire affective, de la Suisse romande. Avec la qualité du journalisme, c’était une des clés du succès.
Pour que la presse soit rentable, elle doit aussi réaliser qu’elle fait partie des «infrastructures intellectuelles» d’une région. Elle contribue à son attractivité au même titre que les institutions politiques, l’économie et le monde culturel. Elle permet à une communauté d’avoir une identité, de se parler à elle-même et de donner une image d’elle au reste du monde. Le succès économique dans les médias doit se fondre dans les aspirations intellectuelles et émotionnelles d’une région. L’un ne peut exister sans l’autre.
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