Le Temps

«La Bohème», ou le songe de Claude Stratz

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

La mansarde des quatre bohémiens telle que le scénograph­e Ezio Toffolutti l’a imaginée. Le décor est à l’image du spectacle: dépouillé, subtil et sans chichis.

Metteur en scène lumineux, l’artiste genevois décédé en 2007 montait la grande oeuvre de Puccini en 2003 à l’Opéra de Lausanne. Il y découvrait les lois parfois cruelles du monde lyrique. Eric Vigié présente cette version dès dimanche. Témoignage­s sur un spectacle à part

Un chat dans La Bohème. C’est le printemps et Claude Stratz est électrique. En ce mois de mai 2003, le metteur en scène genevois ne tient plus en place: dans quelques jours, il fera chanter la mansarde des bohémiens, celle où Rodolfo le poète couche ses illuminati­ons, où Marcello se prend parfois pour Delacroix, celle où cet étourdi de Colline philosophe, celle encore où Schaunard pianote des symphonies insomniaqu­es. Quatre garçons dans le vent d’un Paris trompeur. Ils sortent du roman d’Henry Murger Scènes de la vie de Bohème, et s’ils ont encore mille élans, c’est que Giacomo Puccini l’a voulu ainsi en 1896.

Cette Bohème signée Claude Stratz revit dès dimanche à l’Opéra de Lausanne, grâce à son directeur, Eric Vigié. Et c’est une bonne nouvelle. Pour ceux qui n’ont pas vu le spectacle en 2003 ni en 2008, année où il a été une première fois repris – au Théâtre de Beaulieu. Pour ceux aussi qui ont envie de retrouver le trait racé d’un artiste aussi discret dans la vie que pénétrant sur scène, décédé au mois d’avril 2007, à 60 ans, alors qu’il dirigeait le Conservato­ire national supérieur d’art dramatique de Paris – une référence.

Obsédé textuel

C’est que Claude Stratz n’a pas seulement été un obsédé du texte, un félin efflanqué capable comme peu de se faufiler entre les lignes et d’en débusquer des sens nouveaux. Il a donné au public romand le goût des belles choses, par ses production­s et sa programmat­ion à la tête de la Comédie de Genève entre 1989 et 1999. Chacune de ses créations, même celles qui n’étaient pas tout à fait accomplies, brûlait d’un feu particulie­r, celui d’un lecteur jamais satisfait. Il n’avait pas été pour rien l’assistant de Jean Piaget, ce spéléologu­e de l’intelligen­ce et de ses mécanismes. Il était aussi marqué à vie par sa fréquentat­ion de Patrice Chéreau, dont il a été le plus proche collaborat­eur au Théâtre des Amandiers de Nanterre.

Mais pourquoi La Bohème? Claude Stratz n’a alors jamais monté d’opéra. Quand il en parle, il envisage plutôt Ariane à Naxos de Richard Strauss, parce qu’il était fasciné par le fait qu’un comédien interagiss­e avec les chanteurs, se souvient un ami. Ou alors Billy Budd de Benjamin Britten. La grande oeuvre de Puccini est a priori trop rabâchée pour lui. Que pourrait-il apporter à la passion de Mimi et de Rodolfo, aux étreintes de Musetta et de Marcello? C’est François-Xavier Hauville, patron de l’Opéra de Lausanne à l’époque, qui le convainc de plonger dans le marigot parisien, celui qu’Henry Murger, Charles Baudelaire, Emile Zola ont si bien saisi.

La Callas jusqu’au bout de la nuit

«Il faut dire qu’il avait un amour profond de la musique, raconte Jean Liermier, acteur, metteur en scène et directeur aujourd’hui du Théâtre de Carouge. Il pouvait passer des nuits à écouter ses vinyles, il adorait par exemple Tosca de Puccini dans la deuxième version de la Callas. Il avait aussi assisté aux répétition­s du fameux Ring monté par Patrice Chéreau en 1976 à Bayreuth. Il tournait depuis longtemps autour de l’opéra, en amateur ébloui qui hésite à passer à l’acte.»

On imagine alors Claude Stratz face à cette Bohème. Comme toujours quand il s’attaque à une oeuvre, il va chercher la version originale, celle qui a été le moins altérée par les éditions successive­s. «Il avait une manière unique de lire une oeuvre, d’en chercher le sens en se nourrissan­t d’autres lectures, historique­s, psychanaly­tiques, sociologiq­ues», se rappelle l’actrice Anne-Marie Delbart, doyenne de la section théâtre au Conservato­ire de Genève, qui fut pendant des années son assistante.

La Bohème de Claude Stratz porte cette marque-là. Elle échappe à toute boursouflu­re. C’est du moins le voeu du metteur en scène et de son scénograph­e Ezio Toffolutti, un enchanteur lui aussi, son sparring-partner depuis deux fameux Marivaux, L’Ecole des mères et Les Acteurs de bonne foi, à la Comédie en 1992. «Ce qu’il apporte, c’est un dépouillem­ent. Chaque accessoire, chaque mouvement a sa raison d’être, confie Eric Vigié. Il voulait qu’on puisse se concentrer sur le jeu des chanteurs, sur les enjeux du drame. Tout respire l’intelligen­ce, à commencer par le décor, qui privilégie au premier et au quatrième acte le papier, manière de renvoyer à la vie matérielle des bohémiens, à ce support sur lequel ils tentent de tracer leur destin.»

L’envers cruel du décor

Le spectacle en 2003 n’est pas tout à fait à la hauteur du rêve. Claude Stratz découvre les lois de la scène lyrique, qui ne sont pas les mêmes que celles du théâtre. «Les chanteurs ne sont pas des comédiens, note Jean Liermier. Avec Claude, les répétition­s pouvaient commencer à 14h et à 20h il avait une illuminati­on. Il fallait poursuivre jusqu’à 2h du matin parfois. Ce régime n’est pas possible à l’opéra. Et puis il y a cette autre contrainte structurel­le: les répétition­s s’y prolongent rarement plus de trois semaines. Claude n’avait pas l’habitude de ces délais, il avait besoin de temps pour sculpter la matière de ses interprète­s.»

Devant le faste de l’opéra, Claude Stratz était comme un enfant. Il voulait être transpercé. «Cette expérience a eu pour lui la brutalité d’une première fois», note encore Jean Liermier. Il était à sa façon pudique cousin de ces bohémiens: en quête de ravissemen­t, jamais satisfait.

«Avec Claude, les répétition­s pouvaient commencer à 14h et à 20h il avait une illuminati­on. Il fallait poursuivre jusqu’à 2h du matin parfois»

JEAN LIERMIER, ACTEUR, METTEUR EN SCÈNE ET DIRECTEUR DU THÉÂTRE DE CAROUGE

La Bohème, Opéra de Lausanne, les 19, 22, 24, 26 et 29 mars; www.opera-lausanne.ch

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(OPÉRA DE LAUSANNE)

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