Voyage au coeur des contre-cultures
A la Maison rouge de Paris, deux jeunes curateurs explorent le pays de leur enfance et réunissent des centaines de documents dans une exposition consacrée aux contre-cultures de 1969 à 1989
EXPOSITION La Maison rouge, un centre d’art privé parisien qui fermera ses portes l’an prochain, survole deux décennies d’utopies libertaires. «L’esprit français. Contre-cultures 19691989» explore, à travers une centaine de documents en tout genre, la célébration de la marge, de l’ironie, de la colère, de la critique et parfois même du désespoir.
A l’heure où certains candidats à l’élection présidentielle française affirment qu’il faudrait enseigner un «récit national» pour restaurer l’identité de la France, l’exposition L’esprit français. Contrecultures 1969-1989 organisée à La Maison rouge se présente comme un antidote. Elle n’est pas la célébration d’une nation ou de son histoire, mais celle du mauvais esprit, de la marge, de l’ironie, de la colère, de la critique et parfois même du désespoir.
Le lieu est idéal. La Maison rouge est un centre d’art privé à l’écart des quartiers parisiens notoirement culturels. Elle a été créée en l’an 2000 par Antoine De Galbert, un collectionneur d’art fortuné qui avait abandonné de hautes fonctions dans une grande entreprise et ouvert une galerie d’art en province avant de venir à Paris. La Maison rouge a montré depuis des années ce qui ne l’était pas ou très peu dans les institutions publiques; elle est devenue indispensable. C’est le moment choisi par Antoine de Galbert pour annoncer sa fermeture l’an prochain (il souhaite consacrer l’argent de sa fondation à d’autres projets artistiques) et inaugurer une exposition qui n’est pas à proprement parler d’art. Le visiteur y trouvera quelques oeuvres mais surtout des centaines de documents, de livres, de photographies, de films, de magazines, de bandes dessinées, de bandes-son, d’extraits d’émissions de radio et de télévision ainsi que des objets divers difficiles à identifier.
Plongée dans les marges
Quant à la date, elle est aussi idéale que le lieu. «Face à l’impuissance des partis politiques traditionnels à changer notre monde englué dans des crises devenues structurelles, écrit Antoine De Galbert dans le catalogue, nous sommes aujourd’hui témoins d’une nouvelle montée des nationalismes et des populismes de tous bords. Le choix de la date de cette exposition, pendant la campagne des élections présidentielles de 2017, est tout à fait volontaire.»
L’esprit français est une plongée dans les marges culturelles des deux décennies qui vont de l’aprèsMai 1968 à la chute du mur de Berlin ainsi qu’aux commémorations du 200e anniversaire de la Révolution française en 1989. C’est un bric-à-brac joyeux et triste, une espèce de grenier empoussiéré que ses commissaires ont fouillé comme des enfants ouvrant les armoires familiales. En explorant, non pas l’histoire officielle ni les événements politiques, économiques et sociaux, en rassemblant les témoignages de la vie effervescente des lieux et des productions minoritaires, ils ont réussi à esquisser un portrait d’expériences limites et d’idées naissantes que l’on peut classer dans l’histoire des mentalités.
La bombe sida
Guillaume Désanges et François Piron sont nés pendant les années 1970. Ils n’ont vécu en tant qu’adultes, ni les événements de Mai 1968, ni la décennie encore enthousiaste qui leur a succédé, ni les années 1980, ni la légalisation de la contraception
puis celle de l’avortement, l’abolition de la peine de mort, le refus de continuer de souscrire à la classification de l’homosexualité dans la liste de maladies de l’OMS, la dépénalisation de l’homosexualité, la légalisation des radios libres et l’ouverture de la télévision à d’autres chaînes que celles de l’Etat. Guillaume Désanges et François Piron ont sans doute aperçu à l’adolescence la chute du mur de Berlin. Ils ont grandi dans une époque et ont été adultes dans une autre. Ils semblent s’interroger sur le pays de leur enfance que certains voudraient oublier.
Pays surexcité
L’irrévérence, l’humour gras, les excès, la transgression, le sexe – hétéro, homo, etc. –, la jouissance sans entraves, tout cela fait partie de ces années. Mais il y a aussi la dépression, l’oubli de soi, le suicide, la violence des affrontements d’idées, les exclusions, les premiers attentats antisémites depuis la Seconde Guerre mondiale (celui de la synagogue de la rue Copernic en 1980, ou celui de la rue des Rosiers en 1982), le terrorisme d’Action directe et les assassinats de René Audran (1980) ou de Georges Besse (1986), celui de Malik Oussekine par la police lors d’une manifestation (1986), l’affaire du Rainbow Warrior en 1985, le début des révoltes en banlieue et la montée du Front national. Il y a enfin le sida qui tombe au début des années 1980 comme une bombe irrationnelle.
L’esprit français ne décrit pas une France joyeuse et tranquille mais un pays surexcité avec des individus pris de vertige par ce qu’ils peuvent dire (ils le disent) et par ce qu’ils peuvent faire (ils le font). Il ne décrit pas non plus la France, tout ce qui s’y passe, détails et contexte compris, mais des lieux particuliers où les individus qui s’y rencontrent peuvent se livrer à une existence distincte de celle de la majorité. La singularité de cette période est la coexistence d’endroits où l’histoire des moeurs et des idées paraît prise de frénésie et d’une vie commune (c’est-à-dire à la fois ordinaire et collective) qui ne suit pas le même chemin. L’intrigue de ces deux décennies est le voisinage, la fascination mutuelle de ceux qui vivent une vie extrême dans des lieux qu’ils ont faits pour ça (boîtes nocturnes comme le Palace, revues gays, magazines, fanzines, radios…) et de ceux qui ne la vivent pas, qui n’y vont pas mais savent qu’elle existe.
Les temps changent
Le parcours de l’exposition est un voyage en images. Tout commence par des slogans et des graffitis, puis par l’éloge du mauvais esprit, de l’humour noir de Pierre Desproges, de Roland Topor ou du Professeur Choron. Feu sur les idées reçues. Les salles suivantes s’intitulent «Feu à volonté», sur les institutions et les symboles nationaux, le drapeau (Michel Journiac) ou la Marseillaise (Serge Gainsbourg). Puis c’est au tour de l’école, des enseignants, des relations adultes enfants, de ce qui fait l’autorité. Et des interdits (qu’il faut transgresser), du sexe ou des identités, avec les batailles des femmes et des homosexuels. C’est l’explosion des possibilités.
L’exposition ne cache pas les ambiguïtés qui surgissent à tout moment, les tentations pédophiles, la fascination de la violence sexuelle, l’excès qui s’autoalimente et perd pied. Car ces outsiders, ces aventuriers du corps et de l’esprit finissent par se donner en spectacle. Ils sortent de leur espace social. Ils transforment leur histoire en norme. Ils s’exposent. Certains simplement par ce qu’ils font et par ce qu’ils sont. D’autres, en créant des oeuvres d’art. La situation a changé. La loi s’empare des questions de société et de moeurs en adoptant des mesures libérales, d’abord sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing puis sous celle de François Mitterrand. Mais, puisqu’elle s’est emparée de certaines d’entre elles, elle ne va pas tarder à s’emparer des autres. Le monde que Guillaume Désanges et François Piron désignent comme celui de la contre-culture cesse d’être étanche. Il devient donc menaçant.
L’exposition ne cache pas non plus le retournement qui s’accentue au fil des années et qui renvoie toute cette effervescence incontrôlée dans un espace de plus en plus restreint quand elle n’est pas tout simplement interdite. L’épidémie de sida s’étend; elle devient un problème de politique sanitaire qui concerne toute la société et change le regard sur les moeurs. La légalisation des radios libres finit par imposer des limites à leur liberté, comme celle de la plus provocatrice de toutes, Carbonne 14, qui sera interdite. Les utopies architecturales de la fin des années 1960 se muent en désastre social comme le grand ensemble de la Grande Borne dans la banlieue parisienne, symbole de la crise urbaine qui s’annonce et se développe. Et les conflits sociaux, le chômage, le racisme, la xénophobie, reviennent à la charge. S’il n’est plus question de «changer la vie», slogan de la campagne présidentielle de François Mitterrand en 1981 hérité des années 1960, c’est que le temps a changé d’air. Il faut parer au plus pressé.