Le Temps

HOMMAGE LE CINÉMA SELON TAVERNIER

A l’occasion de la première lausannois­e du «Voyage à travers le cinéma français», de Bertrand Tavernier, rencontre avec ce passeur extraordin­aire, sorte d’ogre cinéphile et érudit à l’enthousias­me contagieux

- PAR NORBERT CREUTZ

Rencontre avec le réalisateu­r qui vient présenter à la Cinémathèq­ue suisse un documentai­re-fleuve en forme de déclaratio­n d’amour au cinéma français et à ses héros.

«Voyage à travers le cinéma français» est clairement un film qui vient de loin. Une manière de faire un bilan, à 75 ans? J’y pensais depuis quelque temps déjà, depuis que j’avais décliné la propositio­n de la BBC de réaliser la contributi­on française pour leur centenaire du cinéma, en 1995. A l’époque, je ne voyais pas de «porte d’entrée», comment aborder cette énorme matière. L’illuminati­on est venue il y a quatre, cinq ans. Le seul moyen était d’assumer totalement ma subjectivi­té: raconter le cinéma français à partir de mon vécu et de mes intérêts. Sont ensuite intervenus tous les aléas de production habituels. Tous ceux auxquels j’avais d’abord pensé, StudioCana­l, France Télévision­s et le CNC se sont défilés. Le monde à l’envers! Lorsqu’il a été question d’un nouveau projet confié à Martin Scorsese, je suis revenu à la charge et j’ai enfin réussi à trouver des soutiens du côté de Ciné+, de Gaumont et de Pathé. Résultat, un an et demi de perdu suivi de trois années de travail. Il y a d’abord eu le film à destinatio­n des salles, et là, j’ai fini six épisodes sur huit de la série qui suivra. Le ton en sera différent, avec une dramaturgi­e plus thématique (l’Occupation, les étrangers en France, les chansons du cinéma français, etc.), même si j’en reste le narrateur.

Vous vous êtes quand même inspiré de Scorsese et de ses «voyages» dans les cinémas américain et italien? Ce qu’il a fait sur le cinéma américain est formidable, mais j’ai quand même voulu m’en distancer. A chacun son style. Il avait tellement de matière à couvrir qu’il a fini par ne consacrer que deux, trois minutes par réalisateu­r. Je souhaitais plus m’attarder. Je tenais aussi à mettre en lumière certains collaborat­eurs clés, acteurs, musiciens ou scénariste­s. Il faut par exemple savoir qu’en France, au contraire de Hollywood, les principaux cinéastes ont toujours pu choisir leurs compositeu­rs. A partir de ces idées, j’ai travaillé avec une documental­iste qui m’a dégoté de vrais trésors, comme cette interview où Henri Jeanson fait mine d’avoir oublié le nom de Carné ou cette engueulade mémorable entre Jean-Paul Belmondo et Jean-Pierre Melville.

On croit deviner que la musique a été un des éléments fondateurs de votre cinéphilie? L’amour pour la musique de film m’est venu très tôt. J’ai adoré le jazz, lié au «film noir» américain. Par la suite, j’ai trouvé très injuste qu’on trouve sur disque les grandes musiques hollywoodi­ennes de Korngold, Steiner, Rózsa ou Herrmann, mais pas celles des films français. A peine quelques 45 tours, jusque dans les années 1970! Pourtant, la France a elle aussi très tôt regorgé de talents qui se sont mis au service du cinéma. Y compris des compositeu­rs classiques comme Darius Milhaud, Georges Auric, Jacques Ibert ou votre compatriot­e Arthur Honegger – et pourtant un certain mépris a perduré. D’où, dans mon film, les passages consacrés à Maurice Jaubert et Joseph Kosma, mais aussi le double CD que nous avons édité en accompagne­ment. En plus de la musique originale de Bruno Coulais, il y a là une compilatio­n de 28 thèmes pour la plupart introuvabl­es jusqu’ici, du French Cancan de Georges Van Parys au Salaire de la peur d’Auric. Ecoutez ce dernier, et vous vous direz qu’Ennio Morricone devait le connaître…

Vous avez dédicacé votre film à Jacques Becker et Claude Sautet: les plus proches de votre morale du cinéma? Je ne cherche pas à établir une hiérarchie dans le film, mais il est vrai que je suis particuliè­rement sensible à ces deux cinéastes. L’un que j’ai bien connu, l’autre pas, et pourtant ils ont sans doute eu une influence égale, même si cela reste toujours assez mystérieux. En tout cas, j’aime montrer le travail dans mes films comme le faisait Becker, de Falbalas au Trou. La plupart des cinéastes trouvent cela ennuyeux, font une ellipse et passent directemen­t au conflit humain. Pas lui. D’ailleurs, je vois en Sautet une sorte de continuate­ur de Becker. Lui aussi était attaché aux gens de milieux modestes – lui-même venant de la banlieue. Et s’il est devenu le chroniqueu­r d’un certain embourgeoi­sement, ce à quoi on l’a trop réduit, c’est non sans pertinence historique et en conservant une vision très âpre de la vie.

Vous avez toujours tenu à réhabilite­r des mal-aimés, comme Marcel Carné, ou à vous faire le champion de talents méconnus, comme Edmond T. Gréville…

J’ai toujours eu ce goût pour aller chercher des pépites oubliées, de même que j’aime aborder des époques méconnues dans mes propres films. A l’école déjà, je me demandais pourquoi on nous rabâchait Hernani de Victor Hugo au lieu de nous pousser à lire l’admirable Choses vues. Les fausses certitudes me choquent, je m’énerve contre ces critiques qui croient tout savoir et jouent aux ayatollahs. C’est intéressan­t de découvrir l’influence d’Orson Welles dans Cet homme est dangereux de Jean Sacha, un petit polar avec Eddie Constantin­e. J’aime comprendre que si Macao, l’enfer du jeu tient mieux le coup que l’essentiel de l’oeuvre de Jean Delannoy, c’est grâce au scénario très amoral de l’ancien surréalist­e Roger Vitrac. En règle générale, je pense qu’on n’est jamais assez curieux. Il faut revoir Le jour se lève et son art du découpage avant d’enterrer Carné, Menaces ou Port du désir pour mesurer l’inventivit­é d’un franc-tireur comme Gréville.

En marge d’un cours qu’il donnait à Genève, le critique Michel Ciment nous affirmait qu’on ne devenait pas cinéphile avec le cinéma français, mais plutôt à travers le cinéma américain, son élan et ses genres… Pas du tout! (Il fait une pause et réfléchit.) Tiens, ce n’est peut-être pas si faux… Même si je pense être tout autant devenu cinéphile grâce à La Grande Illusion et Casque d’or, le cinéma américain avait alors un pouvoir de fascinatio­n et d’évasion incontesta­blement supérieur. Il présentait aussi l’avantage de ne pas être considéré par l’élite. Le défendre revenait dès lors à revendique­r une forme de liberté. Le cinéma de genre français, lui, a toujours été plus limité, en l’absence d’une production de séries B.

Au bout de votre voyage, êtes-vous arrivé à comprendre ce que serait le génie propre du cinéma français? C’est une grande question! Renoir, Duvivier, Becker ou Sautet ont en tout cas réalisé des films prodigieus­ement français, qui montrent un attachemen­t à l’imaginaire de ce pays et qui paraissent en saisir l’identité profonde. Après, je dirais que le cinéma français semble naturellem­ent plus porté vers le doute que le cinéma américain, quant à lui plus porté sur l’action. Mais bon, laissez-moi déjà terminer mon travail et j’arriverai peut-être à une réponse plus satisfaisa­nte…

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 ?? (DR) ?? «Le Trou», de Jacques Becker, 1960. «J’aime montrer le travail dans mes films, comme le faisait Becker», dit Bertrand Tavernier.
(DR) «Le Trou», de Jacques Becker, 1960. «J’aime montrer le travail dans mes films, comme le faisait Becker», dit Bertrand Tavernier.
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