Le Temps

Balzac, inventeur du Net

- PAR ÉLÉONORE SULSER

Balzac est-il l’inventeur de la Toile? On pourrait le croire, à en lire cette nouvelle, – incroyable! –, intitulée Voyage de Paris à Java. Sous ses dehors de récit de voyage, c’est une réflexion sur les superpouvo­irs de la littératur­e, lesquels sont bien proches de ceux d’Internet. S’il y est bien question de Java – et du charme des Javanaises – le vrai sujet n’est autre que rêveries et promenades infinies que quelques mots suffisent à déclencher dans notre cerveau, genre d’hypertexte avant l’heure.

Sur un mode comique, le narrateur commence par déplorer le temps qu’il perd à rêver des lointains. Toute lecture, par exemple, l’emmène à l’autre bout du monde: «Laissant tomber le livre où je cherchais quelques renseignem­ents de griève urgence, et où j’ai rencontré les mots de Bayadères, Colibri, Sandal, Lotus – autant d’hippogriff­es qui m’emportent dans un monde d’odeurs, de femmes, d’oiseaux et de fleurs!» Voyage sans fin pour celui qui surfe «de rêve en rêve» comme l’internaute d’aujourd’hui.

Notre homme se décide, enfin, à partir. Le voilà dans une diligence, direction Bordeaux et le grand large. Mais il fait étape à Angoulême, et croise un homme qui l’emmène derechef à Java. Non pas réellement, mais par le récit qu’il en fait: «Venons-en rapidement à Java, mon île de prédilecti­on… Si vous vous y plaisez, si mes observatio­ns vous intéressen­t, vous aurez économisé les ennuis de la route.» S’ensuit une descriptio­n plus vivante que Google Street View, aussi digressive qu’une navigation sur la Toile. De nouveaux mots font sans cesse décoller l’imaginaire de celui qui raconte, qui semble atteint du même syndrome que notre rêveur: «Les choses qui me charment le plus dans une relation [de voyage], dit-il, sont précisémen­t celles que je comprends le moins» […] animaux nudibranch­es, à tentacules, clavipalpe­s, globulicor­nes, marsupiaux, hyménoptèr­es […] alors j’ouvre de grands yeux au livre et tâche de saisir quelque chose dans ce cataclysme de mots barbares. […] L’ouvrage produit en moi une fascinatio­n semblable à celle qui est exercée par la vue d’un abîme.»

De mots en mots, nos deux «fictionaut­es» – celui qui écoute et celui qui raconte – se retrouvent persuadés d’avoir été à Java et ravis de leurs aventures: «S’il est possible d’avoir été plus réellement à Java que je n’y suis allé, conclu celui qui s’arrêta à Angoulême, je défie tous les voyageurs anciens et modernes, de s’y être amusés plus que moi et de le connaître aussi bien, aussi mal que je le connais. Vrais ou faux, ces discours fantastiqu­es m’ont inoculé toute la poésie indienne. Il y a des jours, il y a des nuits où l’esprit de l’Asie se dresse, se réveille, passe en moi… Puis il joue sur une toile imaginaire, tendue je ne sais où, les scènes des fantoccini les plus capricieux…» Preuve que sur la toile balzacienn­e, le virtuel, déjà, ouvrait tous les possibles.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland