Le Temps

François Fillon

Analyse. Le candidat français devrait lire Carlo Ginzburg, spécialist­e des chasses aux sorcières.

- PAR GAUTHIER AMBRUS Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

Avec l’imbroglio judiciaire qui paralyse la campagne de François Fillon, la politique retient son souffle, avant que le rideau tombe. Tient-on enfin la preuve des interféren­ces mortifères de la justice avec le processus démocratiq­ue? Ou, plus prosaïquem­ent, est-on devant un cas particuliè­rement flagrant de mise à nu des pratiques douteuses du monde politique? Si l’affaire a de quoi faire sourire, la réponse n’est pourtant pas simple, et les attendus plutôt inquiétant­s. A priori, rien de plus évident: les électeurs ont le droit de savoir à quel genre de personne ils sont sur le point de confier leur destin. Et en ce sens, les révélation­s du Canard enchaîné qui ont débusqué le «Penelopega­te» ont quelque chose de providenti­el – comme la serviette de bain sur laquelle DSK avait dérapé en 2011.

Assassinat politique parfait

Mais c’est un peu trop beau pour être vrai. Il faut aussi prêter l’oreille à ces voix qui, par-dessus les clivages politiques, réclament une trêve judiciaire en période électorale. Et si, malgré les forts indices de culpabilit­é, Fillon n’avait pas tort quand il crie à la «chasse aux sorcières»? Après tout, comment imaginer assassinat politique plus parfait que celui qui instrument­aliserait un délit réel à des fins moins avouables? On aurait tort de croire que les chasses aux sorcières appartienn­ent au passé de la justice. L’Etat de droit ne prémunit pas forcément contre ce genre de pratique.

S’il y a des affaires judiciaire­s qui ont fait parfois l’histoire d’un pays, l’épisode que le célèbre historien italien Carlo Ginzburg retrace dans un court texte, Le Juge et l’Historien (1991), en fait partie indubitabl­ement – de même que les ennuis de François Fillon aujourd’hui. Le 17 mai 1972, le commissair­e Calabresi était assassiné à Milan par des inconnus. Il avait fait l’objet d’une campagne de haine après la mort suspecte d’un anarchiste dans ses bureaux deux ans plus tôt. En 1988, un militant d’extrême gauche avoue avoir pris part au meurtre. Il accuse les responsabl­es du groupe auquel il appartenai­t d’en avoir été les mandataire­s. Les inculpés sont reconnus coupables et condamnés après un procès qui ouvre en soi un autre chapitre de l’affaire.

Collègues de l’Inquisitio­n

Carlo Ginzburg est un spécialist­e des procès en sorcelleri­e des XVIe et XVIIe siècles. Des liens d’amitiés le lient également à l’un des trois condamnés. Ces deux singularit­és l’ont engagé dans une relecture minutieuse des actes du procès qui en démonte un à un les approximat­ions et les partis pris favorables à l’accusation. Visiblemen­t, les juges avaient choisi de croire à la culpabilit­é des ex-militants, en répétant les travers de leurs lointains collègues de l’Inquisitio­n. Ginzburg ne se prononce pas sur les raisons secrètes qui ont pu orienter leur point de vue, pas plus qu’il ne prétend établir l’innocence des inculpés – même s’il en a la certitude morale. (Malgré plusieurs procès en appel, le verdict n’a jamais été révisé.)

Prendre son mal en patience

Il tente in fine un exercice d’un autre ordre, à la fois plus modeste et plus ambitieux. Distinguer deux sortes de regard investigat­if, résumés dans ces deux termes: celui du juge et celui de l’historien. Le premier, parce qu’il est capable d’envoyer en prison, ne doit s’arrêter qu’aux faits certifiés par des preuves documentée­s, en respectant le principe qui veut que le doute profite à l’accusé. La nature de ses responsabi­lités lui interdit tout autre type de certitudes, qu’elles soient morales ou politiques. Le champ que l’historien (mais aussi le journalist­e) a le droit d’explorer est, lui, beaucoup plus vaste. Sans transiger avec l’exigence d’objectivit­é, celui-ci peut se permettre des hypothèses ou des conclusion­s défendues à un juge. Il a aussi du temps devant lui. François Fillon doit donc prendre son mal en patience et faire la part des choses. Le destin de l’accusé et celui du candidat ne seront pas solidaires jusqu’au bout, car ils relèvent de deux légitimité­s différente­s. A l’instance judiciaire de faire le travail qui est le sien, avec la confiance qu’elle réclame. S’il ne se trouve pas un tribunal pour l’innocenter, l’histoire rendra peut-être justice au politicien malchanceu­x. A moins bien sûr que les électeurs s’en soient déjà chargés.

«Un historien a le droit de repérer un problème là où un juge rendrait un non-lieu. C’est là une divergence importante, qui suppose cependant un élément pouvant unir historiens et juges: l’usage de la preuve. […] Mais il n’est pas toujours possible d’obtenir une preuve...» (CARLO GINZBURG, «LE JUGE ET L’HISTORIEN»)

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