Le Temps

Ce que les «faits alternatif­s» disent de la présidence américaine

Le président américain aime travestir les faits ou les arranger à sa façon. Errances, stratégie pour faire diversion ou provocatio­n, analyse d’un phénomène qui entache sa crédibilit­é

- VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, NEW YORK @VdeGraffen­ried

Comment les qualifier? Imprécisio­ns, mensonges, contre-vérités ou faits alternatif­s, le fait est que le président Donald Trump et son entourage se sont distingués depuis plusieurs semaines par des énoncés des plus approximat­ifs, qui déclenchen­t aussitôt une armée de fact checkers, activité qui a le vent en poupe aux Etats-Unis. Mais, au-delà du problème de définition, le plus important est d’en mesurer l’impact. Et, surtout, d’en comprendre le but. Quand il y en a un.

Les faits erronés émanant de l’administra­tion Trump peuvent être classés en différente­s catégories. Il y a ceux qui résultent d’une incompéten­ce, méconnaiss­ance des dossiers ou impréparat­ion, parfois assortis d’une mauvaise foi crasse; ceux qui s’assimilent à de véritables mensonges pour dissimuler une vérité peu glorieuse; et, enfin, ceux qui ont pour but de semer la zizanie et de décontenan­cer l’adversaire.

L’histoire de la foule

Sean Spicer, le porte-parole de la Maison-Blanche, avait ouvert les feux avec sa phrase sur le jour de la prestation de serment de Donald Trump: «Ce fut la plus grande foule jamais vue lors d’une investitur­e, point barre.» Totalement faux, comme le prouvent facilement des photos. Kellyanne Conway, conseillèr­e du président américain, a enchaîné. C’est à elle que l’on doit les fameux «faits alternatif­s» utilisés pour défendre l’affirmatio­n erronée de Sean Spicer. Moquée pour son «invention», elle s’est ensuite engluée dans son faux «massacre» de Bowling Green, un dérapage dont on peut penser qu’il n’était pas intentionn­el.

Ces attitudes deviennent plus problémati­ques lorsqu’elles viennent du président lui-même. On connaît ses tweets intempesti­fs rédigés sous le coup de la colère. Sanguin, narcissiqu­e, Donald Trump attaque quand il se sent contesté et touché dans son ego. Sans forcément prendre le temps de réfléchir à l’impact de ses 140 signes balancés sur son réseau social favori. Il dégaine, frappe, s’en prend autant aux médias, qu’il accuse d’être des vecteurs de fake news, qu’à des comédiens ou à ses adversaire­s politiques. De façon désordonné­e, sans hiérarchie.

Provoquer et observer

Stratégie pour faire diversion, brouiller les pistes ou simplement faire parler de lui, Donald Trump agit souvent comme quelqu’un qui vient de dégoupille­r une grenade. Il la jette au milieu d’une foule, attend qu’elle explose, et observe comment les gens réagissent. C’est sa version à lui des «ballons d’essai» très prisés des politicien­s. Sauf que lui n’utilise pas forcément cette stratégie pour adapter des décisions. Donald Trump l’a encore confirmé récemment: il regrette rarement ses propos, même les plus injustes et vitriolés.

Il y a donc la «méthode grenade», qui sous-entend que des énoncés approximat­ifs ou faux poursuiven­t un but: provoquer, intimider, désarçonne­r. Mais il y a plus grave. Comme le récent tweet où Donald Trump attaque violemment Barack Obama en l’accusant de l’avoir mis sur écoute et le qualifiant au passage de «type mauvais et malade». Donald Trump s’est semble-t-il inspiré de Breitbart News, plateforme d’extrême droite qui était dirigée par son conseiller stratégiqu­e, le sulfureux Stephen Bannon. Les accusation­s ne reposent apparemmen­t sur aucune preuve. Les patrons du FBI et de la NSA, lors de leur récente audition devant le Congrès, ont affirmé que la déclaratio­n était fausse, tout comme la supposée implicatio­n des Britanniqu­es. Malgré les démentis, Donald Trump maintient le cap et ne revient pas en arrière. En portant l’attention sur ce tweet, il la détourne un peu de l’affaire de l’ingérence russe pendant la présidenti­elle américaine.

«Quelqu’un de désintéres­sé par la vérité»

En janvier, Gerard Baker, rédacteur en chef du Wall Street Journal, avait expliqué dans un éditorial pourquoi il faisait attention à l’utilisatio­n du mot «mensonge». Les mensonges sont intentionn­els. Or, pour Donald Trump, l’intention est difficile, voire impossible, à prouver. Comment juger les erreurs énoncées lors de son discours devant le Congrès? Prenons un exemple: «94 millions d’Américains sont exclus du marché du travail.» Le chiffre est juste. Mais la déclaratio­n donne une fausse impression, car le taux de chômage (4,8%) ne concerne que 7,6 millions d’Américains. Là encore, impossible, sans tomber dans le procès d’intention, d’affirmer qu’il a cherché à grossir les traits. Tout au plus peut-on suggérer que ces approximat­ions, intentionn­elles ou non, lui rendent service.

Et c’est là que l’on en vient à un point crucial pour comprendre la psychologi­e du personnage: Donald Trump n’aime pas la vérité. Pour Bertrand Kiefer, rédacteur en chef de la Revue médicale suisse, «il ne supporte pas la réalité, parce qu’elle s’oppose à sa vision autocentré­e et mégalomani­aque du monde», a-t-il écrit dans nos colonnes. Bienvenue dans le monde d’Orwell et son fameux «ministère de la Vérité» de 1984.

Et si Donald Trump ne se souciait tout simplement pas de la véracité de ses dires? Dans son essai à succès On Bullshit (traduit en français sous le titre De l’art de dire des conneries), publié en 1986 et réédité en 2005, le philosophe Harry Frankfurt, professeur émérite à l’Université de Princeton, donne sa définition de l’adepte de «foutaises», qu’il distingue bien du menteur: c’est quelqu’un qui est désintéres­sé par la vérité, qui ne se soucie pas de savoir si ce qu’il avance est factuellem­ent correct ou pas. «Il ne s’embarrasse pas de savoir si les choses qu’il dit décrivent la réalité. Il les choisit, ou les invente, pour soutenir son propos et provoquer une réaction sur son audience.» Pour Harry Frankfurt, «les foutaises sont un plus grand ennemi de la vérité que les mensonges».

Des menaces plus prises au sérieux

«J’aurais tendance à dire que Trump est en permanence dans le registre des foutaises dans ses tweets, même quand ce qu’il écrit finit par se révéler vrai», souligne au Temps le philosophe, 87 ans aujourd’hui. «L’indifféren­ce par rapport à la distinctio­n entre le vrai et le faux est la caractéris­tique du «bullshitte­r», et je crains que Trump soit concerné par cette indifféren­ce.» Une personne ne ment que si elle sait que ce qu’elle dit est faux. Or, avec Donald Trump, il peut croire à ce qu’il dit sans chercher à en vérifier la véracité, si ça lui sert. Comme lorsqu’il a déclaré avoir vu des images montrant «des milliers de musulmans dansant dans les rues du New Jersey après les attentats du 11 septembre 2001».

Il ne faut pas chercher loin dans l’histoire pour retrouver des présidents américains impliqués dans des mensonges. Certains ont été lourds de conséquenc­es: celui du président Nixon, en 1974, avec le scandale du Watergate, qui l’a fait tomber; les déclaratio­ns de George W. Bush, en 2003, à propos de l’Irak, ou encore Bill Clinton qui, en pleine affaire Lewinsky, en 1998, a nié avoir eu une relation sexuelle avec sa stagiaire. Le Center for Public Integrity s’est par exemple penché sur l’ensemble des déclaratio­ns publiques de George W. Bush et de son cabinet sur l’Irak, et est arrivé à un chiffre édifiant: pendant les deux ans qui ont suivi le 11 septembre 2001, au moins 935 fausses déclaratio­ns sur la menace que représenta­it l’Irak de Saddam Hussein auraient été prononcées.

La différence avec Donald Trump, c’est la fréquence des contre-vérités, le plus haut niveau jamais atteint. Selon le Trump-O-Meter du site Politifact, lauréat du Prix Pulitzer, 70% des déclaratio­ns du président seraient fausses. Pour s’adapter à cette nouvelle situation, plusieurs journaux ont mis en place des équipes de fact checking. Le Washington Post propose même un système qui vérifie chaque tweet présidenti­el. Quand ses erreurs sont mises en avant, Donald Trump préfère discrédite­r les journalist­es en les accusant de fausser l’opinion. Ce sont les «êtres humains les plus malhonnête­s de la terre», avait-il déclaré devant des collaborat­eurs de la CIA.

Stratégie ou pas, les approximat­ions, exagératio­ns ou accusation­s non fondées du président, qui se multiplien­t, entachent sa crédibilit­é. Il finit par instiller le doute à chacune de ses déclaratio­ns. «C’est extrêmemen­t dangereux. Les paroles d’un tel président ne suscitent pas la confiance. Cela peut compliquer la coopératio­n avec les alliés, mais les ennemis pourraient aussi ne pas prendre les menaces au sérieux», conclut Harry Frankfurt.

«L’indifféren­ce par rapport à la distinctio­n entre le vrai et le faux est la caractéris­tique du «bullshitte­r», et je crains que Trump soit concerné par cette indifféren­ce» HARRY FRANKFURT, PHILOSOPHE

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(BLOOMBERG) Différente­s captures d’écran de tweets du président Donald Trump.

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