Premières toiles sur la Croisette
CINÉMA Le Festival de Cannes, 70e du nom, a connu hier sa première montée des marches. Ici, trois membres du jury: Agnès Jaoui, Will Smith et le président, Pedro Almodovar (de gauche à droite).
Le 70e Festival de Cannes s’est ouvert avec ce film gigogne dans lequel Arnaud Desplechin raconte un nouveau chapitre de ses vies parallèles. Avec Mathieu Amalric, Marion Cotillard et Charlotte Gainsbourg
Le cinéma d’Arnaud Desplechin, c’est un souffle romanesque pareil au vent qui disperse les feuilles d’automne. Il emporte des personnages qui lui ressemblent, qui se ressemblent, qui portent de mêmes noms, de mêmes prénoms, mais changent de masques et de rôles à chaque nouvel épisode d’une filmographie passionnante.
Syndrome d’Elseneur
Tels qu’en eux-mêmes toujours ils changent, deux natifs de Roubaix, dont on a croisé les doppelgänger dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), Un Conte de Noël ou Trois Souvenirs de ma jeunesse (Nos Arcadies), se rappellent à nos mémoires cinéphiles dans Les Fantômes d’Ismaël. Ivan Dedalus (Louis Garrel) est un diplomate atypique vivant des aventures exotiques en République tchèque ou en Syrie. Ismaël (Mathieu Amalric) est un cinéaste en pleine crise sentimentale et créatrice. Tous deux souffrent du syndrome d’Elseneur, soit une propension au cauchemar poussant le sujet à se réfugier dans l’insomnie. Ils ne se rencontrent jamais vraiment car ils n’appartiennent pas au même plan de réalité.
Vingt ans plus tôt, Carlotta Bloom (Marion Cotillard) a disparu. Déclarée morte, elle hante ses proches, son père que cette absence rend fou («Je l’ai vue égorgée dans un fossé, un endroit sale, plein de papiers…»), son mari Ismaël qui cherche réconfort dans l’ivresse et auprès de Sylvia (Charlotte Gainsbourg), astrophysicienne. Un jour, sur une plage de Bretagne, Carlotta se présente à Sylvia et tente de retrouver sa place aux côtés d’Ismaël.
Hanté par de grandes figures littéraires et cinématographiques, Arnaud Desplechin plonge dans la selve obscure des généalogies chimériques et lance ses hétéronymes dans de nouvelles aventures intérieures. Virtuose du mélange des genres, il offre un drame, une comédie, une histoire d’amour, une histoire de fantôme et un récit d’espionnage, vertigineusement enchâssés dans une structure gigogne. La narratrice est Sylvia, qui a «la tête dans les étoiles et qui croit à l’infini». Mais tout commence lors d’un repas entre fonctionnaires du Quai d’Orsay où l’on parle beaucoup d’Ivan Dedalus dont la spécialité serait de «disparaître des écrans»…
Le centre de gravité du film est le retour de Carlotta. Elle est soudain là, dans la salle de séjour, les paumes en avant, avec le sourire gêné de celle qui a fait une bêtise. «Je te dérange?» demande-t-elle. Elle pleure. Elle improvise une danse libératoire et grotesque sur «It Ain’t Me, Babe», de Bob Dylan. Sylvia s’éclipse, laissant la revenante et le veuf exorciser les spectres de la colère et du désir, du ressentiment et du regret.
Un jour, à bout de souffle, parce que ses proches lui pesaient trop, parce qu’elle voulait sortir de leur ombre, Carlotta est descendue du train et s’est perdue dans une grande ville. Son errance l’a menée jusqu’à New Dehli. Elle revient, allégée. Ismaël ne pardonne pas ces vingt et une années de désespoir. «A chaque voyage, je cherchais ton visage autour des gares», rugit-il dans ce qui ressemble à une définition de l’amour fou.
Pendant ce temps, Ivan Dedalus mène une vie pleine de rebondissements pittoresques qui fait comme un contrepoint décalé aux effrois d’Ismaël. Le jeune diplomate essaye des chaussures avec son père, épouse la blonde Faunia (Alba Rohrwacher), rencontre un terroriste islamiste dans une prison syrienne et un hypothétique espion russe à Prague devant un tableau de Pollock. Laissant en plan son tournage, Ismaël cherche refuge dans la maison familiale de Roubaix. Dans les combles, il dresse face à face une reproduction des Epoux Arnolfini, d’Holbein, et de L’Annonciation, de Fra Angelico. Tirant des ficelles entre les deux oeuvres, il essaye de comprendre les règles de la perspective telles qu’elles ont été établies au nord et au sud de l’Europe. Rarement l’exaltation et l’impuissance créatrices ont été si bien métaphorisées.
«Encore», et amour
Arnaud Desplechin plonge dans la selve obscure des généalogies chimériques
Le dernier mot du film est «encore». Il se réfère à l’amour, bien sûr. Mais aussi au cinéma d’Arnaud Desplechin. On veut encore des histoires avec Paul Dedalus, Ismaël Vuillard, Sylvia et Faunia, on veut retourner dans la maison de Roubaix et se griser d’adolescences tangentielles, et succomber encore à des rêves romantiques, et s’égarer encore dans des labyrinthes pleins de réminiscences et d’odeurs légères, et ressentir encore cette douceur surnaturelle qu’expriment les vers de Rilke: «Un jour, quand je te perdrai Pourras-tu dormir, sans qu’au-dessus de toi je bruisse Comme couronne de tilleuls?»
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