Le Temps

Les savants suisses mettent en garde contre le danger du bioterrori­sme

Certaines expérience­s scientifiq­ues peuvent être détournées par des personnes mal intentionn­ées pour en tirer des armes biologique­s. Comment éviter qu’un virus ultra-dangereux ne tombe entre les mauvaises mains? BIOLOGIE

- PASCALINE MINET @pascalinem­inet

SCIENCES L’Académie suisse des sciences naturelles publie un guide pour éviter aux scientifiq­ues de se faire voler des virus à des fins terroriste­s ou guerrières. Une première

Certains laboratoir­es travaillen­t avec des bacilles ultra-virulents. Et les rendent parfois encore plus dangereux, comme ce fut le cas avec le virus H1N1, rendu artificiel­lement transmissi­ble entre mammifères en 2012. Que se passerait-il si des groupes mal intentionn­és s’emparaient de ces organismes pour mener une attaque bactériolo­gique? Ce scénario est assez crédible pour que l’Académie suisse des sciences naturelles publie un guide destiné à l’empêcher. «Les scientifiq­ues sont soumis à de nombreux règlements qui visent à rendre leur travail sûr, note la spécialist­e de la biosécurit­é Ursula Jenal, auteure de la brochure publiée par l’académie le 8 mai. Ces mesures sont très efficaces pour prévenir les accidents. Mais anticiper un vol ou une autre exaction volontaire est beaucoup plus difficile.»

Parmi les mesures préconisée­s figure le fait de travailler avec des micro-organismes à la virulence atténuée et de nouveaux protocoles de sécurité au sein des laboratoir­es. La publicatio­n des résultats d’expérience­s sensibles est aussi remise en question. «A chaque étape de son travail, le scientifiq­ue devrait se poser la question de savoir si le risque est acceptable, en évaluant à la fois la probabilit­é qu’un détourneme­nt survienne et son impact potentiel», suggère Martine Jotterand, professeur­e honoraire à l’Université de Lausanne.

Imaginez qu’un groupe terroriste ou criminel se procure un microbe ultra-virulent et contagieux issu d’un laboratoir­e de recherche: un simple objet d’étude pourrait ainsi se transforme­r en une arme redoutable, susceptibl­e de faire des ravages! Quoique hypothétiq­ue, cette menace est de plus en plus prise au sérieux. Une prise de conscience qui a récemment amené l’Académie suisse des sciences naturelles (SCNAT) à éditer une brochure qui sensibilis­e les chercheurs sur le risque de détourneme­nt de leurs travaux. Publiée le 8 mai, elle avance également des pistes concrètes pour limiter les possibilit­és de vol d’organismes dangereux, de réplicatio­n de résultats sensibles ou d’autres types d’exactions.

L’usage d’armes biologique­s n’est pas en soi une nouveauté: au XVIIIe siècle déjà, en Amérique du Nord, les Britanniqu­es ont distribué des couverture­s portant le virus de la variole afin de déclencher des épidémies chez leurs ennemis français et amérindien­s. Autour de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs pays ont développé des armes biologique­s. La communauté internatio­nale s’est cependant engagée à y renoncer dans le cadre de la Convention sur les armes biologique­s ou à toxines, ratifiée en 1972. Plus récemment, les craintes ont porté sur des actions terroriste­s. Ces inquiétude­s se sont confirmées en 2001 aux Etats-Unis, lorsque des lettres contenant des spores d’anthrax ont causé la mort de cinq personnes et en ont infecté 17 autres – l’enquête du FBI a conclu qu’elles avaient été envoyées par un scientifiq­ue.

Accroître la sûreté

Différents types d’études, pourtant menées avec des objectifs louables, ont le potentiel d’être détournées. «Les expérience­s les plus sensibles sont bien sûres celles qui mettent en jeu des agents biologique­s dangereux, mais d’autres domaines, comme celui des modificati­ons génétiques ou des nanotechno­logies, peuvent aussi être concernés», souligne Martine Jotterand, professeur­e honoraire à l’Université de Lausanne, qui a contribué aux travaux de la SCNAT. «Les scientifiq­ues qui manipulent des pathogènes dangereux sont soumis à de nombreux règlements qui visent à rendre leur travail sûr. Ces mesures sont très efficaces pour prévenir les accidents. Mais anticiper un vol ou une autre exaction volontaire est beaucoup plus difficile», affirme la spécialist­e de la biosécurit­é Ursula Jenal, auteure de la brochure de la SCNAT.

Plusieurs études récentes ont été montrées du doigt en raison de leur dangerosit­é en cas de récupérati­on. Ainsi, en 2005, des scientifiq­ues ont recréé en laboratoir­e le virus de la grippe de 1918, dite grippe espagnole, qui aurait fait à l’époque entre 25 à 30 millions de morts. Que se passerait-il si ce virus était dérobé et libéré dans la nature? La même question s’est posée en 2012 lorsque deux groupes de recherche ont manipulé le virus de la grippe

«La mise au point d’une arme biologique nécessite des infrastruc­tures et des connaissan­ces très importante­s» MARTINE JOTTERAND, PROFESSEUR­E HONORAIRE À L’UNIL

aviaire H5N1 de manière à le rendre transmissi­ble entre mammifères, ce qu’il n’est normalemen­t pas. «A une époque, certains chercheurs ont pu faire des expérience­s dangereuse­s de manière innocente. Mais aujourd’hui on ne peut malheureus­ement plus banaliser ce type de démarche. Il faut mettre en balance le bénéfice qu’on attend d’une étude par rapport à ses risques», estime le virologue Laurent Kaiser des Hôpitaux universita­ires de Genève.

Certains pays, comme les EtatsUnis ou le Danemark, ont édicté des lois visant à accroître la sûreté de la recherche biologique. Mais pour Ursula Jenal, de nouvelles réglementa­tions pourraient s’avérer contre-productive­s: «Par exemple, interdire certaines recherches sur les virus ralentirai­t le développem­ent de nouveaux vaccins, sans forcément faire disparaîtr­e le danger.» D’où l’importance de développer un comporteme­nt responsabl­e chez les chercheurs, notamment par le biais de codes de conduite. «A chaque étape de son travail, le scientifiq­ue devrait se poser la question de savoir si le risque est acceptable, en évaluant à la fois la probabilit­é qu’un détourneme­nt survienne et son impact potentiel», suggère Martine Jotterand.

Manipulati­ons génétiques

Les stratégies de recherche peuvent être conçues de manière à être moins dangereuse­s: travailler avec des micro-organismes à la virulence atténuée constitue une bonne piste. La publicatio­n des résultats des expérience­s sensibles soulève aussi des questions. Faut-il rendre publique une étude qui indique comment renforcer la dangerosit­é d’un virus, au risque qu’une personne mal intentionn­ée reproduise ces instructio­ns? Les scientifiq­ues ne voient pas d’un bon oeil les contrainte­s qui pourraient concerner les publicatio­ns de leurs résultats, car ces dernières sont au coeur du processus scientifiq­ue, notamment pour la promotion des carrières.

Alors, doit-on redouter une attaque au super-virus? Sans pour autant minimiser le péril, les experts se montrent rassurants: «De nouveaux outils, notamment de manipulati­ons génétiques, rendent aujourd’hui certaines expérience­s plus accessible­s. Mais la mise au point d’une arme biologique demeure extrêmemen­t ardue, car elle nécessite des infrastruc­tures et des connaissan­ces très importante­s», assure Martine Jotterand. Quant à Laurent Kaiser, philosophe, il rappelle que «c’est la nature qui est la pire des bioterrori­stes! Pas besoin de chercher dans les laboratoir­es, on peut trouver des organismes très dangereux dans notre environnem­ent, par exemple en les récupérant auprès de leurs vecteurs animaux.» Voilà qui est réconforta­nt!

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Des échantillo­ns de spores d’anthrax. En 2001, aux Etats-Unis, des lettres contenant ces bactéries ont causé la mort de cinq personnes et en ont infecté 17 autres.

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