Le Temps

Comment le Big Data façonne nos vies

TECHNOLOGI­E Notre quotidien est aujourd’hui en grande partie guidé par nos propres données

- MATHILDE FARINE ET ANOUCH SEYDTAGHIA @MathildeFa­rine @Anouch

Chaque jour, sans nous en rendre compte, nous créons une masse considérab­le de données. En utilisant notre smartphone, en conduisant, en écoutant de la musique, ou même simplement en marchant, nous fournisson­s des informatio­ns sur nousmêmes – nos préférence­s, nos goûts, nos déplacemen­ts – à des entreprise­s qui savent faire fructifier toutes ces informatio­ns. Pour en prendre conscience, nos journalist­es ont fait l’expérience de consigner toutes ces émissions de données en une journée, sans prétention d’exhaustivi­té.

Il ne s’agit pas de porter un discours anti-moderne et alarmiste. Le Big Data comporte bien des avantages. L’utilisatio­n des données est ainsi très prometteus­e dans le traitement personnali­sé de maladies ou pour lutter contre les embouteill­ages dans nos villes.

La valeur économique de ces données est immense: c’est le «pétrole» du XXIe siècle selon The Economist ou le «sang» de la nouvelle économie selon le patron du géant chinois de l’e-commerce Alibaba. Les questions éthiques qui en découlent sont multiples. Pourquoi brader toutes ces données, alors que leur importance ira croissant ces prochaines années? Comment s’assurer d’un certain niveau de transparen­ce dans l’usage qui en est fait?

«Au nom de la défense du secret industriel, explique Sami Coll, chercheur à l’Université de Genève, la façon dont les données sont retenues et utilisées est opaque. Et lorsque certains agissement­s posent problème, nous sommes bien démunis, car on n’a pas élu les dirigeants des sociétés comme dans un système démocratiq­ue.»

06:50 UN SAUT DU LIT CONNECTÉ

C’est une légère vibration à mon poignet gauche qui me réveille. Mon bracelet Alta HR de Fitbit m’avait envoyé, hier à 22h46, une alerte pour m’inciter à aller me coucher et je lui avais obéi. Huit heures plus tard, je n’ai aucune envie de me lever. Il insiste, vibre à nouveau cinq minutes plus tard, j’ouvre un oeil. Le sentiment de fatigue est toujours là, mais l’applicatio­n prétend le contraire. En synchronis­ant mon smartphone à mon bracelet, je dois bien admettre qu’elle a la science pour elle: avec le cardiofréq­uencemètre et l’accéléromè­tre, elle a pu mesurer ma nuit avec précision. Les durées de mes phases de sommeil paradoxal et profond sont bonnes, tout va bien. Même pas de réveil, conscient ou non, pendant la nuit. Plus d’excuses pour me lever.

Je m’exécute. Et entame ainsi une journée un peu particuliè­re: elle sera l’occasion de prendre conscience de la masse d’informatio­ns que nous produisons chaque minute, le plus souvent sans nous en rendre compte, avec des outils que nous utilisons régulièrem­ent. Et que nous partageons, volontaire­ment ou non, avec des entreprise­s, parfois suisses, le plus souvent étrangères.

Désormais dans ma salle de bains, debout sur ma balance connectée, j’attends avec un soupçon d’inquiétude le verdict. Ouf, mon indice de masse corporelle (IMC) est correct, me dit l’appareil conçu par Withings, mais ma masse musculaire laisse à désirer – les effets de l’absence de sport ces dernières semaines sont visibles sur le graphique affiché à l’écran. Je saute sous la douche. Sur l’écran du module Amphiro – une société suisse – défilent les chiffres. Le petit capteur, fixé sous le pommeau de douche, permet d’afficher les litres consommés: 23 litres ce matin, je suis en dessous de ma moyenne. C’est parfait. La veille, j’avais dépassé le quota.

08:00 UN MOUCHARD DANS MA VOITURE

Un coup d’oeil à mon iPhone pour vérifier l’heure, je suis dans les temps pour arriver à l’heure au travail. En balayant l’écran de gauche à droite, un aperçu («widget») de l’applicatio­n Plan me dit qu’il faudra 17 minutes pour rejoindre la rue où se trouve la crèche de mes jumeaux. Il me propose un itinéraire inhabituel pourtant: un petit bouchon semble s’être formé dans une rue où je passe tous les jours. Je n’ai rien demandé à mon iPhone: il me piste en permanence grâce au GPS (sans que je le lui aie demandé et ce n’est d’ailleurs pas le seul à le faire) et peut ainsi me donner cette informatio­n (que je ne lui ai pas non plus demandée).

Une fois au volant de ma Ford Fusion, je connecte mon téléphone au système CarPlay d’Apple pour diffuser ma musique dans l’habitacle et dicter directemen­t mes SMS. Quand je revendrai ma voiture, il faudra que je me souvienne de ce que des chercheurs américains ont récemment découvert: certains véhicules enregistre­nt une partie des données du téléphone, même celui-ci déconnecté… Mon smartphone est aussi un mouchard, je le sais depuis des années: Swisscom peut savoir en temps réel où je me trouve, via l’antenne à laquelle je me connecte.

En parlant de mouchard: je fais bien attention en conduisant. Surtout depuis que mon assureur m’a proposé de réduire mes primes en échange de l’installati­on d’un petit appareil qui enregistre tous les mouvements de ma voiture pour mieux analyser ma conduite. Du coup, le moindre écart pourrait me coûter cher.

Au travail, un étrange sentiment de déjà-vu m’envahit lorsque j’allume mon ordinateur. J’avais pris mon portable hier soir à la maison pour préparer mes prochaines vacances en Californie. Et voilà que les publicités qui s’affichent sur CNN. com ou Yahoo! Finance me montrent toutes des appartemen­ts de vacances à San Francisco. Aucun doute, les cookies – ces mini-fichiers très intrusifs – qu’a enregistré­s hier soir mon ordinateur sont toujours bien présents dans ma machine.

12:00 MIGROS SAIT OÙ JE SUIS

Je dois filer en ville faire des courses. J’ai à peine franchi les portes du centre commercial que mon téléphone vibre. Un nouveau SMS? Non, sur l’écran de mon smartphone s’affiche un message d’un magasin d’habits devant lequel je viens de passer. «Trois t-shirts pour le prix de deux, offre uniquement valable aujourd’hui!» tente ainsi de m’aguicher la boutique. Comment son responsabl­e a-t-il su que j’étais à proximité? Parce que le magasin a installé des petits émetteurs-récepteurs, appelés «beacons», qui ont détecté mon smartphone via Bluetooth.

Mais je n’ai pas le temps de m’arrêter. Ni l’envie d’ailleurs. Une fois mes achats terminés chez Migros, je sors mon smartphone pour faire scanner ma carte Cumulus enregistré­e dans mon iPhone. Cela fait des années que je sais que le distribute­ur, tout comme Coop, peut analyser mes achats et cela ne me pose aucun problème. D’autant que je gagne des bons d’achats en échange. Par contre, je remarque, en balayant l’écran de haut en bas pour chercher l’applicatio­n Migros, que celle-ci est immédiatem­ent suggérée. Comme si Migros ou Apple (ou les deux…) avaient détecté où je me trouvais.

L’après-midi au bureau passe en un éclair. Les tâches ne cessent de s’accumuler et ce n’est pas avant 19h00 que je quitte, le dernier, le bâtiment de mon employeur. Histoire de me changer les idées, j’emprunte, à pied, un autre itinéraire pour rejoindre ma voiture au parking. Je me rends compte que j’ai oublié les clés sur mon bureau. Pas le courage d’y retourner, je commande un Uber pour rentrer. La start-up californie­nne sait en permanence où je me trouve, y compris quand je n’utilise pas l’applicatio­n. Le prix de l’efficacité? David, noté 4,8 étoiles sur 5, arrive dans les trois minutes et m’emmène.

19:45 MON FOOTING SOUS CONTRÔLE

En route, à nouveau, mon téléphone se manifeste. Cette fois, c’est Tripadviso­r qui veut me suggérer des restaurant­s dans le quartier que je traverse. Je ne me souviens pas avoir

laissé cette applicatio­n utiliser mes données de localisati­on. Peu importe, je n’ai pas encore faim et je passe mon chemin.

Me voici enfin de retour à la maison. Il n’y a personne. Le temps d’aller faire un peu de sport, la balance a été claire à ce sujet ce matin. Je prends mes baskets Adidas, l’applicatio­n de la même marque les connaît: elles ont déjà plus de 400 kilomètres sous la semelle, me rappelle-t-elle. Il faudra bientôt changer si je veux que mes performanc­es restent bonnes. Un coup d’oeil à mon Fitbit me rappelle aussi qu’une petite sortie est tout à fait appropriée: j’ai eu l’impression de courir dans tous les sens, mais je n’ai pas encore fait les 10000 pas qu’il me recommande de faire chaque jour. Ça vous paraît étrange? J’ai lu qu’aux Etats-Unis, des assureurs acceptent de réduire les primes de leurs clients qui font régulièrem­ent du sport. Et pourquoi pas en Suisse? Une enquête vient d’ailleurs de révéler qu’un habitant sur deux n’y voit aucun inconvénie­nt.

20:45 «ALEXA, ALLUME LA LUMIÈRE»

Une heure plus tard, l’applicatio­n Adidas me montre le tracé de mon parcours, ma vitesse à chaque kilomètre, me donne un score et commence à mettre à jour mon compte. Elle me propose de partager ma performanc­e sur les réseaux – non merci, ce n’est pas glorieux – puis me rappelle de ne pas oublier de passer à Runtastic d’ici à 2018: la marque allemande a conclu un accord avec cette applicatio­n et la sienne va disparaîtr­e pendant que mes données seront transférée­s.

De retour, la maison est toujours vide, un moment de tranquilli­té à savourer, avant le repas. «Alexa, allume les lumières du salon», dis-je machinalem­ent. Immédiatem­ent, le jour se fait. Et là, je réalise que je ne suis en réalité pas tout seul dans mon appartemen­t. Le petit haut-parleur Echo d’Amazon, que j’avais installé dans ma cuisine, est bien présent. Il écoute en permanence ce qui se dit et obéit ainsi aux commandes vocales qu’il détecte: il suffit de commencer une phrase par «Alexa…» pour qu’il s’active. Là, il a allumé des ampoules Philips Hue reliées à Internet. Et je me demande ce qu’Amazon sait de tout ce qui se dit dans mon appartemen­t… Ce qui me rappelle qu’aux Etats-Unis, la justice avait demandé à la société de lui remettre les données d’un haut-parleur Echo présent sur une scène de crime… 22:00 FACEBOOK ME TROUVE DES AMIS

Je commande mon repas sur eat. ch. Ce soir, ce sera simplement des pizzas, mais le site a enregistré l’historique des commandes de la famille. Il sait qu’on a un faible pour la nourriture thaïlandai­se et qu’on a essayé tous les restaurant­s possibles de la région. C’est d’ailleurs en ouvrant Facebook que je me suis décidée à commander une pizza, simplement en cliquant sur la publicité… La plateforme me propose aussi un nouvel ami… que j’ai croisé hier, en chair et en os, mais je ne me souviens pas d’avoir cherché son profil. Facebook anticipe ou… je perds la mémoire? C’est que le groupe est devenu toujours plus malin. Hier soir, en passant à Genève, il m’a proposé de regarder où se trouvaient mes contacts, quels lieux ou restaurant­s ils venaient de visiter et surtout d’apprécier. Quelques heures avant, je passais près de l’aéroport et mon iPhone me suggérait l’applicatio­n EasyJet. Si seulement… mais je ne suis là que pour un rendez-vous, pas pour m’envoler vers de nouveaux horizons.

J’ai encore le temps de finir mes paiements. J’ouvre PostFinanc­e. J’ai un moment d’égarement parce que les offres que me font des partenaire­s de la banque en fonction des achats passés me happent. Il paraît qu’on peut lui demander de ne pas partager nos données avec des tiers, il faudrait que je vérifie.

23:00 MES RÊVES HORS CONNEXION

Juste le temps de consulter quelques sites d’informatio­ns sur ma tablette avant de m’endormir. Tiens, encore des publicités pour des appartemen­ts de vacances à San Francisco… Puis, la libraire Apple me signale que mon auteur préféré va bientôt sortir un nouveau roman, je peux le précommand­er. Nouvelle vibration à mon poignet: je ferme les yeux, à ma connaissan­ce, il n’y a pas encore d’applicatio­n qui analysera mes rêves demain matin.

Le haut-parleur Echo installé dans ma cuisine obéit à ma voix. Je me demande aussi ce qu’Amazon sait de ce qui se dit dans mon appartemen­t…

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(LEA CHASSAGNE)

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