Le Temps

La matière noire reste insaisissa­ble

D’après des résultats qui viennent d’être publiés, le détecteur ultra-sensible installé dans le laboratoir­e sous-terrain du Gran Sasso en Italie n’est pas parvenu à identifier la particule qui constitue la mystérieus­e matière noire. A moins que…

- NATHANIEL HERZBERG, LE MONDE @NHerzberg

C’est l’une des plus grandes énigmes de la physique. Comment les étoiles tiennent-elles dans les galaxies, et comment demeurent-elles liées dans leurs amas? Les astrophysi­ciens supputent qu’il existe une matière invisible dont la force de gravitatio­n servirait de ciment aux structures. Mais de quoi est-elle composée? Le mystère reste entier car le détecteur installé dans le laboratoir­e italien du Gran Sasso n’est pas parvenu à identifier la particule qui constitue cette fameuse matière.

Pour percer le mystère de la matière noire, les chercheurs devront encore attendre. La collaborat­ion Xenon 1 tonne (Xenon1T), qui rassemble 135 chercheurs issus de 22 laboratoir­es à travers le monde, a annoncé ses premiers résultats. Et ils sont négatifs. Le détecteur sous-terrain installé dans le Laboratoir­e national du Gran Sasso, en Italie, n’est pas parvenu à attraper la capricieus­e particule. Dans un article déposé, jeudi 18 mai, sur le site arXiv, avant une publicatio­n prochaine dans la revue Physical Review Letters, l’équipe détaille le dispositif qui ouvre, selon sa porte-parole Elena Aprile, «une nouvelle ère» dans cette quête fondamenta­le.

Décalage fondamenta­l

Une des énigmes les plus profondes de la physique. Depuis quatre décennies, les astrophysi­ciens ont mis en évidence un décalage fondamenta­l entre leurs observatio­ns et la théorie. Les fameuses équations de Newton et Einstein ne permettent pas d’expliquer comment les étoiles tiennent dans les galaxies, ni comment ces dernières demeurent liées dans leurs amas. Rien que ça!

Pour remettre tout en place, les théoricien­s ont conclu qu’il devait exister une matière invisible dont la force de gravitatio­n servirait de ciment aux structures. Mais de quoi est-elle composée? Comment agit-elle? Comment prouver son existence? Les scientifiq­ues ont écarté la matière «baryonique», autrement dit celle qui compose tout ce que nous voyons, sentons, mesurons, du plus petit atome à la plus grande étoile. La particule cherchée serait d’une autre nature et n’interagira­it pas avec la matière ordinaire – d’où sa «couleur» –, ce qui rendrait sa détection particuliè­rement délicate.

C’est à cette lourde tâche que de nombreuses équipes se sont attelées à travers le monde. Elles ont construit des détecteurs de plus en plus sensibles, de plus en plus gros. Et de plus en plus chers. Si bien qu’aujourd’hui, trois collaborat­ions sont encore en lice. Les Américains de LUX et les Chinois de PandaX ont livré les derniers résultats de la précédente génération de machines, négatifs. Xenon1T ouvre donc le bal de la nouvelle génération.

L’endroit «le plus silencieux du monde»

La «satisfacti­on» affichée par la collaborat­ion Xenon s’explique ainsi: certes, la pêche est restée infructueu­se mais jamais le filet n’a été aussi profond et aussi fin. Autrement dit par Dominique Thers, du laboratoir­e Subatech de l’Université de Nantes, dans l’équipe depuis 2009: «Nous n’avons rien entendu mais nous disposons de l’endroit le plus silencieux du monde pour y parvenir.»

Car c’est bien une histoire de signal et de bruit qui se joue ici. Le signal, c’est la trace laissée par l’interactio­n entre une particule de matière noire et un atome de xénon. Le minuscule recul atomique s’accompagne de l’émission d’un simple photon. Une réaction rarissime et fugace, selon la théorie, susceptibl­e d’être masquée par la moindre perturbati­on extérieure. Pour le protéger des rayons cosmiques, le détecteur a été placé sous 1 km de roche. Mais certains rayons passent encore. Le détecteur est donc plongé dans un château d’eau (10 m x 10 m) qui sert de «blindage actif».

Quand un rayon est détecté dans l’eau, l’analyse écarte tout signal enregistré par le détecteur. Sauf que tous les éléments émettent une radioactiv­ité naturelle susceptibl­e elle aussi de perturber les mesures. Ils sont donc soigneusem­ent purifiés et une protection en chaîne a été mise en place (roche, béton, eau, acier et enfin une couche extérieure de 2 tonnes de xénon) afin d’isoler les 1034 kg de charge utile de xénon sur lesquels est opérée la mesure.

Tremblemen­t de terre

Aucun filtre n’étant tout à fait parfait, les scientifiq­ues ont quantifié le bruit résiduel: il devrait entraîner une interactio­n imprévue chaque année. Xenon a justement enregistré un recul au cours des trente-quatre jours d’observatio­n. «Si c’est le seul de l’année, c’est du bruit. S’il y en a un tous les trente-quatre jours, ça ressembler­a à de la matière noire…», savoure Dominique Thers. Les chercheurs auraient aimé attendre plus longtemps. Mais le tremblemen­t de terre du 18 janvier, dans les Abruzzes, a déréglé la machine et imposé cette publicatio­n temporaire.

Depuis, les mesures ont repris. Elena Aprile voudrait les poursuivre pendant dix-huit mois avant de passer à l’étape suivante: Xenon nT. Car il n’y a pas de temps à perdre. Aux Etats-Unis, LUX s’est mué en LZ avec une charge de 7 à 10 tonnes prévue pour 2020. Les Chinois de PandaX suivent la même épure. A Gran Sasso, on vise donc une mise en service en 2019, avec une équipe étoffée.

La dernière chance pour le «Wimp». C’est sur cette particule massive (10 à 10 000 fois plus lourde qu’un proton), prévue par la théorie mais encore hypothétiq­ue, que les physiciens ont réglé leurs détecteurs. «Si dans cinq ans nous ne l’avons pas trouvée, il faudra songer à autre chose», admet Elena Aprile. A d’autres particules, beaucoup plus légères, ou beaucoup plus lourdes. Ou encore à modifier les équations de Newton, comme le suggèrent de plus en plus de physiciens. Des expériment­ateurs au pied du mur, des théoricien­s l’arme au pied: la quête de la matière noire promet quelques années tendues.

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(DR) Au laboratoir­e national du Gran Sasso, dans les Abruzzes (Italie), le détecteur, plongé dans son château d’eau, avec, à droite, le bâtiment de trois étages dévolu aux systèmes auxiliaire­s.

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